Léo Ferré
Tu penses à quoi ?
Tu penses à quoi ?
A la langueur du soir dans les trains du tiers monde
A la maladie louche, aux parfums de secours
A cette femme informe et qui pourtant s'inonde
Aux chagrins de la mer planqués au fond des cours ?
Tu penses à quoi ?
A l'avion malheureux qui cherche un champ de blé
A ce monde accroupi les yeux dans les étoiles
A ce mètre inventé pour mesurer les plaies
A ta joie démarrée quand je mets à la voile ?
Tu penses à quoi ?
A cette rouge gorge accrochée à ton flanc
Aux pierres de la mer lisses comme des cygnes
Au coquillage heureux et sa perle dedans
Qui n'attend que tes yeux pour leur faire des signes ?

Tu penses à quoi ?
Aux seins exténués de la chienne maman
Aux hommes muselés qui tirent sur la laisse
Aux biches dans les bois, au lièvre dans le vent
A l'aigle bienheureux, à l'azur qu'il caresse ?
Tu penses à quoi ?
A l'imagination qui part demain matin
A la fille égrenant son rosaire à pilules
A ses mains mappemonde où tremble son destin
A l'horizon barré où ses rêves s'annulent ?
Tu penses à quoi ?
A ta voix sur le fil quand je cherche ta voix
A toi qui t'enfuyais quand j'allais te connaître
A tout ce que tu sais de moi et à ce que tu crois
A ce que je connais de toi sans te connaître ?

Tu penses à quoi ?
A ce temps relatif qui blanchit mes cheveux
A ces larmes perdues qui s'inventent des rides
A ces arbres datés où traînent des aveux
A ton ventre rempli et à l'horreur du vide ?
Tu penses à quoi ?
A la brume baissant son compteur sur ta vie
A la mort qui sommeille au bord de l'autoroute
A tes chagrins d'enfant dans les yeux des petits
A ton coeur mesuré qui bat, coûte que coûte ?
Tu penses à quoi ?
A ta tête de mort qui pousse sous ta peau
A tes dents déjà mortes et qui rient dans ta tombe
A cette absurdité de vivre pour la peau
A la peur qui te tient debout lorsque tout tombe ?
Tu penses à quoi ?
Dis
Tu penses à quoi ?
A moi ?
Des fois ?...

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