Pierre Perret
Le Temps des tabliers bleus
Je me souviens mes premiers émois
En l'éclosion de mes vertes années
Y avait la guerre et l'école, et pour moi
C'était chagrin et le piquet
Et marainotte et tonton Étienne
M'avaient appris à dire bien poliment :
" J'ai eu six ans. Je suis un gentleman. "
Et on riait de mon accent
C'était le temps des tabliers bleus
A la récré, on était des dieux
Et papa n'appréciait pas : " Maréchal, nous voilà. "
Je me souviens d'une maîtresse en or
Du préau, de la cour, des marronniers
L'encre violette, la plume sergent major
Et du grillon dans mon plumier
Je me souviens de cette photo de classe
Où je suis le seul à sourire, comme toujours
Et de maman qui peignait ma tignasse
Quand je partais l'œil plein d'amour
C'était le temps des tabliers bleus
A la récré, on était des dieux
Et papa n'appréciait pas : " Maréchal, nous voilà. "
Je me souviens de cette fin de guerre
Du café plein de héros fatigués
Certains rentraient des maquis en colère
Quand leurs copains y'étaient restés
Ils parlaient tous de prisonniers boches
De collabos et de camps insensés
Et de ticket pour le pain, les galoches
Et les zazous venaient danser
C'était le temps des tabliers bleus
A la récré, on était des dieux
Et maman gardait pour moi sa ration de chocolat
Je me souviens des fiers justiciers
Des beaux yeux de la tondue qui pleurait
Et de Joseph -- Papa l'avait caché --
Quand il revint le remercier
Puis ce fut le temps des belles parties de pêche
Dans ces matins que l'on cueille en silence
Papa, maman avaient une âme fraîche
Ce fut toujours la connivence
Fini le temps de tabliers bleus
A quatorze ans, j'allais être vieux
Et papa voulait déjà que je trouve le la
Ces années tendres où j'étais heureux
Tous ces souvenirs loin du couvre-feu
Sont ressortis d'une poche de mon tablier bleu