(v.1) Tous se turent, le visage attaché sur lui. Alors, de son lit élevé, le vénérable Énée commença : " Tu veux, ô reine, que je revive un malheur indicible : comment les Grecs ont rasé l'opulente Troie, ce royaume au sort si déplorable. Ce comble de misère, je l'ai vu de mes yeux et j'en ai eu ma large part. Qui donc, à ce récit, serait-il Myrmidon, Dolope ou soldat de l'exécrable Ulysse, pourrait retenir ses larmes ? Et puis la nuit humide quitte déjà le ciel, les étoiles sur leur déclin invitent au sommeil. Mais si tu as un tel désir de connaître nos malheurs, d'entendre en bref quelles furent les épreuves suprêmes de Troie, et bien que mon esprit s'effraie de s'en souvenir et recule devant ce deuil, je commence.
(v.13) Brisés par les armes, repoussés par le destin, alors que déjà s'écoulaient tant d'années, les chefs des Danaens construisent un cheval haut comme une montagne, machination d'une divinité, Minerve. Ils en charpentent les flancs en boisage de sapin. C'est un vœu, prétendent-ils, pour un heureux retour, et le bruit s'en répand. Ils choisissent de vigoureux guerriers, les enferment à la dérobée dans les flancs obscurs et, jusqu'au fond, ils remplissent de soldats armés l'immense cale du ventre.
(v.21) Du rivage, on aperçoit Ténédos, île très renommée, riche et prospère tant que dura le royaume de Priam, maintenant simple rade et mouillage peu sûr. Les Grecs ne vont pas plus loin et se cachent sur le rivage désert. Nous, nous avons pensé qu'ils étaient partis et qu'avec un bon vent ils avaient regagné Mycènes. Et donc tout le pays troyen s'affranchit d'un long deuil ; les portes s'ouvrent grandes, c'est une joie de sortir, d'aller voir le camp dorien, son emplacement déserté, le rivage abandonné : ici était le contingent des Dolopes, là était la tente du cruel Achille ; ici étaient les flottes, c'était là qu'on allait combattre de front. Certains restent bouche bée devant la funeste offrande à la vierge Minerve et admirent l'énormité du cheval. Thymétès est le premier à nous presser de l'introduire à l'intérieur de nos murailles et de le placer sur la citadelle : soit perfidie de sa part, soit que déjà le destin de Troie était en route. Mais Capys et les esprits mieux avisés veulent qu'on jette à la mer le piège des Grecs, cette offrande suspecte, qu'on allume du feu au-dessous pour le brûler ou encore qu'on perfore les cavités des entrailles pour en sonder les cachettes. La foule incertaine se partage en avis opposés.
(v.40) C'est alors que, prenant les devants sur toute une foule qui l'escorte, Laocoon accourt du haut de la citadelle, hors de lui, et crie de loin : " Malheureux concitoyens, comment peut-on être fou à ce point ? Vous croyez les ennemis rembarqués ? Vous pensez que des offrandes de Grecs puissent n'être pas piégées ? Est-ce là l'Ulysse de vous connu ? Ou bien des Achéens se sont enfermés et se cachent dans tout ce bois, ou bien c'est un engin fabriqué contre nos remparts, pour épier nos maisons et envahir notre ville par le haut, ou en tout cas quelque piège caché. Ne vous fiez pas à ce cheval, Troyens. Quoi qu'il puisse en être, je redoute les Grecs même lorsqu'ils font des offrandes. " Sur ces paroles, il darda de toutes ses forces un énorme javelot contre le flanc de l'animal, dans les jointures de sa panse arrondie. L'arme s'y planta en vibrant, le ventre accusa le choc, la cale sonna le creux et gronda sourdement. Et, n'était le destin des dieux, n'était notre esprit gauchi, il avait su nous pousser à porter le fer dans ce repaire d'Argiens. Troie, tu serais encore debout ! Tu subsisterais, haute citadelle de Priam !
(v.57) Mais voici qu'entre-temps un homme, mains liées dans le dos, est traîné à grands cris vers le roi par des bergers troyens. Inconnu d'eux, il s'était de lui-même présenté à eux sur leur chemin, afin de faire ce qu'il a fait : livrer perfidement Troie aux Achéens. D'un coeur résolu, il était prêt à tout, à tramer sa ruse aussi bien qu'à succomber à une mort certaine. De tous côtés, avides de venir voir, tous les hommes accourent autour de lui ; ils houspillent à l'envi le prisonnier. Apprends maintenant quelle est la perfidie des Grecs et, avec ce seul criminel, connais-les tous.
(v.67) Une fois devenu le centre des regards, confondu, sans défense, il se redresse et ses yeux font le tour de ces bandes de Phrygiens. " Hélas ! dit-il, quelle terre, quelle mer peut encore me recevoir ? Malheureux que je suis, quel avenir m'attend après cela ? Je n'ai plus de place nulle part chez les Grecs, et de surcroît les Troyens, de leur côté, me haïssent, ils réclament mon supplice et mon sang ! " Ces lamentations changèrent le cours des esprits et tout notre emportement retomba. Nous le pressons de s'expliquer : qu'il dise de quel sang il est né, ce qu'il a à nous dire et sur quoi, fait prisonnier, il peut encore compter.
(v.77) " Oui, ô roi, dit-il, devant toi je dirai toute la vérité, quelle qu'elle soit. Je ne le nierai pas, je suis de nation grecque. Le fait est là, mais, si la Fortune a façonné en Sinon un malheureux, elle a beau passer les bornes, elle ne fera pas de lui un menteur, un imposteur. Les on-dit ont peut-être fait parvenir à tes oreilles le nom de Palamède, fils de Bélus, et sa glorieuse réputation. Sur une dénonciation mensongère, sur d'infâmes allégations, les Pélasges ont envoyé cet innocent à la mort parce qu'il ne voulait pas de cette guerre ; ils le pleurent, maintenant qu'il est privé de la lumière. Dès mes jeunes années, mon père qui était pauvre m'envoya ici, auprès de lui, son proche par le sang, comme compagnon d'armes. Tant que l'autorité royale de Palamède fut intact et qu'il avait du poids dans le conseil des rois, nous eûmes nous aussi un peu de renom, un peu de dignité. Mais quand, victime de la malice du perfide Ulysse (je ne dis là rien qui ne soit connu), il eut quitté ce monde d'en haut, consterné que j'étais, ma vie se traînait dans les ténèbres et le deuil, et je m'indignais en moi-même du malheur d'un ami innocent.
(v.93) Dans ma sottise, je n'ai pas su me taire et j'ai juré que je le vengerais, si le hasard le permettait un jour et si jamais je revenais vainqueur dans l'Argos de mes pères. Et ces paroles m'attirèrent des haines violentes. Ce fut là que commença ma chute : voilà Ulysse qui ne cesse de me terrifier en m'accusant des fautes les plus improbables, qui fait devant tout le monde des allusions ambiguës. Conscient du mal qu'il me fait, il cherche des armes contre moi. Et en effet il n'eut de cesse qu'il n'ait, par le ministère de Calchas... Mais qu'ai-je à dérouler pour rien ces importunités ? Pourquoi vous retarder ? Si vous mettez sur le même plan tous les Achéens et que ce soit assez pour vous d'entendre leur nom, vous auriez dû m'avoir déjà mis au supplice : l'homme d'Ithaque ne demanderait pas mieux, et les Atrides donneraient cher pour cela. "
(v.106) Mais nous, alors, nous brûlons de lui poser des questions, de demander des explications, ignorant toute la scélératesse, tout l'artifice des Pélasges. Il enchaîne en tremblant, avec des sentiments feints : " Les Danaens ont souvent cherché le moyen de se retirer, d'abandonner Troie et de renoncer à une longue guerre qui les épuisait. Mais souvent la mer en tempête leur a fait barrière et un ouragan les a terrifiés au moment du départ. C'est surtout depuis que se dressait ce cheval charpenté d'un boisage d'érable que les nuées d'orage ont grondé dans tout le ciel. Désemparés, nous envoyons Eurypyle consulter l'oracle d'Apollon, et il nous rapporta du sanctuaire une réponse sinistre : " C'est au prix du sang versé, c'est en sacrifiant une vierge que vous avez pu apaiser les vents lorsque vous êtes arrivés, ô Grecs, sur le rivage de Troie ; c'est au prix du sang versé qu'il vous faut obtenir d'en repartir : il vous faut immoler une vie grecque. " Quand ces paroles parvinrent aux oreilles du peuple, ce fut la stupeur, un frisson de terreur glaça les moelles : à qui l'oracle fatal réserve-t-il cela ? Quel est celui que réclame Apollon ? Ici l'homme d'Ithaque amène à grand bruit Calchas sous les yeux de tous et exige de savoir ce que veulent les dieux. Et déjà beaucoup me prédisaient le crime atroce du maître fourbe, et ceux qui ne disaient rien voyaient venir la chose. Calchas se tait pendant deux fois cinq jours ; sous sa tente, il se refuse à désigner de sa bouche qui que ce soit, à lui mettre la mort en face. Difficilement, mais cédant enfin aux hauts cris que poussait l'homme d'Ithaque, il rompt le silence et, comme convenu, me destine à l'autel. Tous approuvèrent et supportèrent de voir retomber sur la tête d'un seul infortuné la catastrophe que chacun redoutait pour lui-même. Déjà le jour abominable était arrivé : on prépare pour moi la cérémonie, la farine salée, les bandelettes qui vont ceindre mon front. Je me suis dérobé à la mort, je l'avoue, j'ai rompu mes entraves et, à la faveur de l'obscurité, je me suis caché pendant la nuit sous les herbes d'un marécage, en attendant de les voir mettre à la voile, si d'aventure ils le faisaient. Mais je n'ai plus d'espoir de revoir jamais mon antique patrie, mes enfants chéris ni mon père tant regretté ; les autres vont peut-être leur faire payer ma fuite et expier ma faute dans le sang de ces malheureux. Aussi, au nom des dieux, des puissances célestes qui savent le vrai, au nom de ce qui peut encore rester d'inviolable Bonne Foi mutuelle parmi les humains, aie pitié de tant d'épreuves, je t'en conjure, aie pitié d'un être qui n'a pas mérité son sort. "
(v.145) Nous accordons la vie sauve à ses larmes et nous avons même de la pitié pour lui. Priam en personne commence par faire détacher ses mains, ôter les liens qui l'enserrent, et lui parle amicalement : " Qui que tu sois, oublie désormais les Grecs, qu'ils soient perdus pour toi, tu seras un des nôtres. Mais réponds à ma question et dis-moi la vérité : pourquoi ont-ils dressé la masse monstrueuse de ce cheval ? Qui en a eu l'idée ? Que cherchent-ils ? Est-ce religieux ? Est-ce une intervention militaire ? " Il avait dit. L'autre, formé aux ruses et artifices des Pélasges, leva vers les astres ses mains libres de chaînes : " Je vous prends à témoin, feux éternels, ainsi que votre puissance inviolable, dit-il ; et vous, autel, épée maudite que j'ai fuis, bandelettes sacrées que j'ai portées comme victime : je peux sans impiété me délier de mes devoirs sacrés envers des Grecs qu'il m'est permis de haïr ; je peux étaler au grand jour tout ce qu'ils cachent. Plus rien ne m'oblige envers cette patrie ni envers ses lois. De ton côté, ô Troie, tiens ta promesse et, conservée grâce à moi, conserve-moi ta parole, si je te rapporte des choses vraies, si je m'acquitte grandement envers toi.
(v.162) Tout l'espoir des Danaens, leur confiance en leur entreprise guerrière ont toujours reposé sur l'assistance que leur prêtait Pallas. Or un jour le fils de Tydée, un impie, et Ulysse, inventeur de scélératesses, ont entrepris d'arracher du temple de la déesse l'image de Pallas, ce gage du destin ; ils ont tué les gardes au sommet de la citadelle, ils ont empoigné l'effigie sacrée, leurs mains sanglantes ont osé toucher les bandelettes virginales de la déesse. Et depuis ce jour l'espérance des Danaens s'est mise à fuir, elle a été minée, elle est revenue en arrière, leurs forces ont été brisées, l'esprit de la déesse s'était détourné d'eux. Minerve l'a signifié par des prodiges sans équivoque : à peine son image était-elle déposée dans le camp des Grecs que ses yeux fixés ont jeté des regards enflammés ; une âcre sueur a parcouru ses membres et (je vais parler d'un prodige) elle a bondi sur elle-même à trois reprises, en agitant son bouclier et sa lance. Calchas vaticine aussitôt qu'il faut fuir, affronter l'étendue des flots, et que Pergame ne peut tomber sous les coups des Argiens s'ils ne vont à Argos prendre à nouveau des auspices et n'y rapatrient pas la déesse (ils avaient amenée avec eux par mer, au creux de leurs carènes). Et maintenant, s'ils ont fait voile vers Mycènes, leur patrie, c'est pour s'y procurer des armes et des divinités compagnes ; ils retraverseront la mer et surviendront à l'improviste : voilà ce que Calchas tire des présages. Cette effigie de cheval ? Sur les conseils de Calchas, ils l'ont élevée pour prix de la statue de Pallas, comme réparation à la déesse offensée, afin d'expier ce funeste sacrilège. Il leur a dit de faire une chose énorme de cette masse charpentée de rouvre et de l'élever jusqu'au ciel, pour qu'elle ne pût passer par vos portes, être introduite dans vos murs, ni replacer ainsi votre peuple sous son antique protection divine. Car, selon les prodiges, si vos mains profanaient cette offrande à Minerve, ce serait alors une catastrophe (que les dieux détournent plutôt ce présage sur Calchas lui-même !) pour l'empire de Priam et pour les Phrygiens. Si, au contraire, vos bras la faisaient monter dans votre ville, alors, en une grande guerre, l'Asie viendrait même battre les remparts péloponnésiens. Telles étaient les destinées qui attendaient nos descendants. "
(v.194) Voilà par quelles traîtrises, par quel art du parjure le perfide Sinon a su se faire croire. Ses mots rusés, ses fausses larmes ont capté ceux que n'avaient pas dompter le fils de Tydée, Achille de Larissa, dix ans de guerre et milles vaisseaux.
(v.198) Ici quelque chose de pire et de bien plus angoissant s'offre aux regards des infortunés et bouleverse leur esprit déconcerté. Laocoon, que le tirage au sort avait donné comme prêtre à Neptune, immolait un énorme taureau sur l'autel prescrit par le rite. Or voici qu'au large, venant de Ténédos, à travers les flots tranquilles, deux dragons jumeaux font peser sur la mer leurs anneaux gigantesques - à le raconter, j'en frémis encore - et gagnent de front notre rivage. Leur poitrail se dresse au milieu des vagues, leur crête sanglante s'élève au-dessus des flots et le reste du corps s'appuie sur les eaux, où serpente leur croupe démesurée. La mer se met à écumer à grand bruit, ils avaient bientôt touché terre, leurs yeux ardents étaient injectés de sang et de feu, leur langue vibrante léchait leur gueule sifflante. A les voir, le sang se retire de nos veines et nous prenons la fuite. Eux, d'un élan assuré, vont droit à Laocoon. Et d'abord les deux dragons entourent le corps enfantin des deux fils de Laocoon, s'y enlacent et leurs dents se repaissent des membres de ces malheureux. Puis c'est le père, venu à leur secours, les armes à la main, qu'ils saisissent et ligotent dans leurs vastes spirales. Ils l'ont bientôt enlacé de deux tours par le milieu, entouré son cou de deux tours de leur croupe écailleuse, et ils le surmontent de leur tête et de leur haute encolure. Quant à lui, ses mains essaient de dénouer leurs noeuds, ses bandelettes sacrées sont couvertes de leur bave, de leur noir venin, tandis qu'il jette jusqu'aux cieux des cris épouvantables, des mugissements de taureau blessé qui s'enfuit de l'autel en secouant de son encolure la hache mal assurée. Cependant les dragons jumeaux s'échappent en rampant vers le temple de la ville haute, gagnent la citadelle de la terrible Minerve et se tapissent aux pieds de la déesse, sous l'orbe de son bouclier.
(v.230) Mais alors une crainte subite s'introduit dans l'esprit de tous et les fait trembler : Laocoon, répétait-on, n'a fait que payer le châtiment mérité de son crime ; n'a-t-il pas profané de son arme le boisage consacré, brandi contre ses flancs un javelot criminel ? C'est un cri général : il faut tirer l'effigie jusqu'à sa demeure et implorer la puissante déesse.
(v.235) Nous fendons le rempart, nous mettons la ville à découvert. Tous se mettent à l’œuvre ; on rend glissants les sabots du cheval au moyen de roues, on tend à son col des cordes d'étoupe. Remplie d'armes, la machine fatale franchit la muraille. Des garçons et de jeune vierges l'entourent en chantant des hymnes et se plaisent à en toucher les câbles. La machine avance et sa menace se glisse jusqu'au cœur de la ville. Ô ma patrie, ô Troie, demeure des dieux, murailles dardaniennes que la guerre à illustrées ! A quatre reprises la machine achoppa sur le seuil même de la porte et quatre fois un bruit d'armes retentit dans ses flancs. Nous n'en continuons pas moins, sans prendre garde à rien dans notre rage aveugle, et nous installons ce monstrueux présage de malheur dans notre sainte citadelle. Et, une fois de plus, Cassandre prête au destin imminent sa bouche que l'ordre d'un dieu empêcha toujours les Troyens de croire. Nous autres, infortunés, couronnons d'un feuillage de fête les temples des dieux dans toute sa ville, alors que ce jour devait être pour nous le dernier.
(v.252) Pendant ce temps le ciel continue de tourner et l'Océan s'élance la nuit qui enveloppe de sa grande ombre la terre, le ciel et les ruses des Myrmidons. A travers la ville, les Troyens sont étendus, le sommeil enveloppe leurs membres las. Mais déjà l'armée argienne voguait en bon ordre depuis Ténédos vers un rivage bien connu, à travers la complicité muette d'une lune silencieuse. Le signal d'une lumière s'était élevé sur la poupe du vaisseau royal et Sinon, qui ne devait son salut qu'à l'iniquité du destin et des dieux, relâche furtivement les Danaens enfermés dans le ventre du cheval dont il ouvre les verrous de bois. Le cheval grand ouvert les rend à l'air libre ; de la cavité de bois s'extraient joyeusement Thessandrus et Sthénélus, deux chefs, et l'exécrable Ulysse, qui se sont laissés glisser par une corde pendante, avec Acamas, Thoas, Néoptolème fils d'Achille et d'abord Machaon, Ménélas et le constructeur même de la machine, Epéos. Ils se jettent sur une ville ensevelie dans le sommeil et dans le vin ; ils tuent les sentinelles et, ouvrant les portes, ils y accueillent tous leurs compagnons : les deux groupes font leur jonction comme prévu.
(v.269) C'était l'heure où le premier sommeil commence pour les malheureux mortels et, par un don des dieux, se glisse en eux comme le bienvenu. Dans un rêve, voici qu'Hector se montre présent à mes yeux, un Hector accablé de chagrin et pleurant à chaudes larmes, tel qu'il était le jour où un char le traînait, souillé d'une poussière sanglante, ses pieds gonflés traversés par une courroie. Misère de moi, dans quel état il se trouvait ! Qu'il était différent de cet Hector d'autrefois qui revient revêtu de l'armure d'Achille ou ayant lancé l'incendie phrygien sur les vaisseaux des Danaens ! La barbe en broussaille, les cheveux collés par le sang, avec les blessures sans nombre qui lui ont été infligées autour des murs de sa patrie ! Dans mon rêve, je l'interpelle, pleurant moi aussi, et j'exhale ma douleur en ces termes : " Ô lumière du salut pour les Dardaniens, ô le plus sûr espoir des Troyens, qu'est-ce qui a pu te retarder si longtemps ? De quelles rives nous reviens-tu, Hector si attendu ? Après tant de funérailles des tiens, tant d'épreuves de toute sorte pour les Troyens et pour leur ville, épuisés nous-mêmes, en quel état te revoyons-nous ! Quelle indignité a pu défigurer la sérénité de ton visage ? Pourquoi les blessures que je te vois ? " Lui, pas un mot ; il ne s'attarde pas à mes questions oiseuses. Tirant de sa poitrine un profond soupir, il dit : " Ah, fuis, fils d'une déesse, dérobe-toi aux flammes ! L'ennemi tient nos murs, la noble Troie s'écroule de son faîte. C'est assez donné à la patrie et à Priam ; si Pergame pouvait être défendue parun bras, le mien aussi l'aurait défendue. Troie te confie ses objets sacrés et ses Pénates, les voici, prends-les, ce seront les compagnons de ta destinée. Cherche-leur des remparts, tu finiras par en élever de puissants après de longues errances sur la mer. " Il dit et, tirés des profondeurs secrètes du sanctuaire, ses mains rapportent les bandelettes sacrées, la puissante Vesta et le feu éternel.
(v.299) Cependant, de tous les points de la ville, viennent se confondre des cris de détresse et, quoique la maison de mon père Anchise se trouve être à l'écart et soit abritée par un rideau d'arbres, les sons deviennent de plus en plus distincts et l'effroi d'une bataille fait irruption. Je m'arrache au sommeil, je gagne la terrasse la plus élevée et je reste là, l'oreille au guet. C'est comme un incendie, poussé par des vents furieux, qui tombe sur des champs de blé ; comme, dans une rivière qui descend des montagnes, une masse d'eau torrentielle qui emporte tout, ravage les guérets, ravage les grasses récoltes et tout le travail des bœufs, entraîne et couche la forêt ; du haut de ses rochers, le berger entend le fracas, ne comprend pas et reste tout étonné. Mais maintenant la preuve en est faite, le stratagème des Danaens est manifeste. Déjà la maison de Déiphobe s'est effondrée de part en part, le feu étant le plus fort, déjà, tout près de chez nous, Ucagélon est en flammes ; au loin, la mer de Sigée reflète les incendies. S'élèvent les cris des combattants et les sonneries des trompettes. Hors de moi, je prends mes armes. Il n'était guère raisonnable de les prendre, mais je ne brûle que de rassembler un groupe de compagnons pour aller nous battre et courir avec eux à la citadelle ; la fureur, la colère m'emportent, je me dis qu'il est beau de mourir les armes à la main.
(v.318) Mais voici Panthus, échappé aux coups des Achéens, Panthus, fils d'Othrys, prêtre de la citadelle et d'Apollon, qui emmène de sa propre main les objets sacrés, les dieux vaincus et un enfant, son petit-fils. Éperdu, il accourt vers notre demeure. " Quelle est la situation générale, Panthus ? Sur quel point fortifié allons-nous prendre position ? " A peine avait-je dit qu'il me répond en gémissant : " Le dernier jour est arrivé pour la Dardanie, c'est l'heure inéluctable. Nous, Troyens, nous ne sommes plus, il n'y a plus d'Ilion, la gloire immense de Troie n'est plus, le farouche Jupiter a tout transféré à Argos. Dans la ville en flammes les Danaens sont les maîtres. De toute sa hauteur, le cheval s'élève au centre de nos remparts, il vomit des hommes en armes et Sinon, tout glorieux, sème l'incendie en se moquant de nous. A nos portes, ouvertes à deux battants, s'en présentent des milliers d'autres, autant qu'il en est jamais venu de la grande Mycènes. D'autres ont occupé les rues étroites et font barrière de leurs armes ; la pointe de leurs épées dégainées se dresse et brille par éclairs, prête à tuer. A peine les gardes des portes, en première ligne, tentent-ils de se battre et résistent-ils à l'aveuglette. "
(v.337) Ces paroles du fils d'Othrys et la volonté des dieux me portent en pensée vers les incendies et la bataille, où appellent la sinistre Furie, le tumulte et les cris qui s'élèvent jusqu'au ciel. Se joignent à moi, grâce à la clarté de la lune, Rhipée et Epytus, un très bon guerrier, Hypanis et Dymas ; ils se groupent à nos côtés, ainsi que le jeune Corèbe, fils de Mygdon : celui-ci était arrivé à Troie à ce moment même, enflammé d'un amour mal inspiré pour Cassandre, et, comme gendre, il venait au secours de Priam et des Phrygiens. L'infortuné n'avait pas ajouté foi à ce que sa fiancée lui annonçait dans son délire prophétique ! Dès que je les ai vus en rang serré, avec leur audace à combattre, je les entreprends de surcroît en ces termes : " Combattants, coeurs en vain si vaillants, si vous êtes vraiment décidés à suivre un homme qui va risquer le tout pour le tout, vous voyez bien quel sort nous réserve notre situation. Ils ont tous quitté, abandonné leurs sanctuaires et leurs autels, ces dieux par qui subsistait notre empire. Vous venez au secours d'une ville en flammes. Mourons et fonçons en pleine bataille. L'unique salut des vaincus est de n'en espérer aucun. "
(v.356) Ces mots ajoutent de la frénésie à l'ardeur de ces hommes. Alors - comme dans un épais brouillard des loups qui brigandent, quand la rage sans merci de leur estomac les fait sortir à l'aveuglette et que les attendent, le gosier desséché, leurs petits avançant vers le centre de la ville au travers des traits et au milieu des ennemis ; les ailes d'une noire nuit nous enferment au creux de leur ombre.
(v.364) Comment dérouler la liste des massacres et des morts de cette nuit, et avoir assez de larmes pour autant de souffrances ? Une antique cité s'écroule qui durant tant d'années avait été souveraine ; les corps d'êtres morts, sans résistance gisent partout à travers les rues, les maisons, les seuils vénérables des dieux. Mais les Troyens ne sont pas seuls à payer de leur sang : quelquefois le courage revient au cœur des vaincus et ce sont les Danaens vainqueurs qui succombent. La cruelle désolation est partout, c'est partout l'épouvante et une image innombrable de la mort.
(v.370) Le premier des Danaens qui s'offre à nous est Androgée, un parti nombreux l'accompagne ; ignorant qui nous sommes, il nous prend pour une troupe alliée et nous interpelle en camarade : " Dépêchez-vous, les hommes! Vraiment, quelle paresse vous met tellement en retard ? Les autres mettent à sac Pergame en feu et vous, à cette heure, vous arrivez à peine des navires! " A peine avait-il parlé qu'à notre réponse peu fiable il sentit qu'il était tombé au milieu d'ennemis. Frappé de stupeur, il se contient, se tait, recule, comme quelqu'un qui, se frayant un chemin dans des buissons épineux, appuie le pied sur un serpent et se jette en arrière, en tremblant devant la bête qui se dresse avec colère et gonfle son cou bleuâtre. C'est ainsi qu'à notre vue Androgée, épouvanté, cherche à s'en aller. Nous fonçons, nous les encerclons en formation serrée et nous abattons de tous côtés des adversaires qui ne connaissent pas les lieux et que la terreur paralyse. La Fortune favorise notre premier effort. Alors Corèbe, dont le succès exalte le courage, nous dit : " Compagnons, suivons la voie du salut que la Fortune a été la première à nous indiquer, et où elle s'est montrée favorable : changeons de boucliers, revêtons l'armement caractéristique des Danaens. Ruse ou bravoure, vaine question quand il s'agit de l'ennemi. Ce sont eux qui nous fourniront nos armes. " Il dit, et le voilà qui revêt le casque empanaché d'Androgée, son bouclier au blason magnifique, et qui ajuste à son côté une épée argienne. Rhipée, Dymas aussi et toute la troupe s'empressent d'en faire autant ; chacun s'arme de ces dépouilles toutes fraîches.
(v.395) Nous avançons en nous mêlant aux Danaens, grâce à des dieux qui ne sont pas les nôtres. Nous faisons beaucoup de rencontres dans la nuit aveugle, nous engageons bien des combats et nous envoyons sous terre beaucoup de Danaens ; d'autres s'enfuient vers leurs navires, courent vers le rivage plus sûr ; certains, en proie à une honteuse frayeur, remontent dans l'énorme cheval et se cachent dans son ventre, d'eux bien connu.
(v.402) Mais hélas, il n'est pas permis de se fier à des dieux qui vous sont contraires. Voici que, du temple de Minerve, de ses profondeurs interdites, on extrayait une des filles de Priam, la vierge Cassandre, cheveux épars et levant en vain au ciel des yeux enflammés, car des chaînes l'empêchaient de lever ses douces paumes. Hors de lui, Corèbe ne put supporter cette apparition et se jeta au milieu de la troupe ennemie, ne pouvant qu'y périr ; nous le suivons tous, nous accourons en serrant les rangs. Alors ce sont d'abord les nôtres qui, du haut du sanctuaire, nous accablent de projectiles : commence le plus déplorable des massacres, car nos compagnons sont abusés par l'aspect de nos armes et par nos panaches grecs. Puis ce sont les Danaens, hurlants de rage de se voir enlever la vierge, qui se rallient de tous côtés et fondent sur nous : le violent Ajax, les deux Atrides et toute l'armée des Dolopes. Ainsi, quand survient un ouragan, des vents contraires sont aux prises : vent d'Ouest, vent du Sud, vent d'Est que réjouissent les chevaux de l'Aurore. Les forêts hurlent, Nérée écumeux se déchaîne et son trident soulève la mer jusqu'en ses profondeurs. De plus, des Danaens font leur apparition, ceux que, grâce à la nuit obscure, notre tromperie a mis en déroute dans l'ombre et pourchassés par toute la ville ; ils sont les premiers à reconnaître nos boucliers, nos armes mensongères, et à dénoncer notre accent d'étrangers. C'en est fait, nous sommes écrasés sous le nombre ; Corèbe succombe le premier sous le bras de Pénélée, devant l'autel de la déesse guerrière. Rhipée tombe aussi, l'homme le plus juste qui fût parmi tous les Troyens, le plus respectueux de l'équité ; les dieux en ont décidé autrement. Hypanis et Dymas périssent transpercés par leurs compagnons d'armes. Et toi, Panthus, ni ton immense piété ni ton bandeau de prêtre d'Apollon ne t'ont protégé de la chute. Cendres d'Ilion, ultime bûcher des miens, vous m'en êtes témoins : dans votre écroulement je n'ai pas esquivé les coups des Danaens, les hasards du combat ; si le destin avait été que je périsse, mon bras l'avait mérité.
(v.436) Nous nous arrachons de là, Iphitus, Pélias et moi - Iphitus déjà appesanti par l'âge, Pélias qui se traîne, blessé par Ulyssa. Des cris nous appellent sans délai au palais de Priam. Là le combat était gigantesque, comme s'il n'y avait pas de batailles ailleurs et que personne ne mourût dans le reste de la ville. L'affrontement y était sans limite. Nous voyons ainsi les Danaens se ruer sur le palais, en assiéger l'entrée en formant la tortue. Devant la porte même, des échelles ne quittent pas les murs ; ils s'aggripent aux barreaux ; de la main gauche ils se protègent des javelots en y opposant leur bouclier, de la droite ils saisissent la couverture du faîte. Les Dardaniens résistent en démolissant les tours et les terrasses de toute la demeure ; ce sont les projectiles qu'ils préparent pour se défendre, puisque tout est perdu et qu'il ne leur reste plus qu'à mourir. Ils font dévaler sur l'ennemi des lambris dorés, altières parures ancestrales ; en bas, d'autres, l'épée nue, ont pris position derrière la porte et la gardent en rangs serrés. La volonté se renouvelle en moi de venir au secours de la demeure royale, d'aller soulager ces combattants, de rendre des forces à des vaincus.
(v.453) Il y avait derrière le palais de Priam une entrée par une porte dérobée, une poterne oubliée, avec un passage entre les corps de logis. Tant que le royaume subsistait, c'était par là que la malheureuse Andromaque aimait se rendre sans sa suite chez ses beaux-parents et menait le petit Astyanax à son grand-père. Je m'échappe par là jusqu'en haut du faîte, d'où les infortunés Troyens ne cessaient de lancer en vain force traits. Une tour s'y dressait au bord du vide et, du haut de la terrasse, s'élevait jusqu'au ciel ; c'était de là qu'on allait voir tout Troie, les vaisseaux des Danaens, le camp achéen. Avec des outils de fer nous l'avons attaquée sur son contour, là où le toit de l'étage supérieur lui offrait des attaches branlantes ; nous l'avons arrachée de cette assise élevée et nous avons poussé. Elle tombe d'un coup, s'effondre à grand bruit et recouvre largement les troupes des Danaens. Mais d'autres prennent leur place, sans que ralentissent les jets de pierre et de projectiles de toute espèce.
(v.469) Face au vestibule, à même le seuil de la porte d'entrée, Pyrrhus se pavane ; ses armes et le bronze de sa cuirasse jettent des éclairs. C'est comme un serpent, nourri d'herbes vénéneuses, qui reparaît à la lumière ; son enflure était abritée sous terre par la froidure hivernale, mais maintenant il a fait peau neuve et brille d'une nouvelle jeunesse : il se redresse face au soleil, déroule ses anneaux visqueux et fait vibrer dans sa gueule la triple langue. Aux côtés de Pyrrhus, l'imposant Périphas, Automédon son écuyer, qui conduisait les chevaux d'Achille, et tous les hommes de Scyros viennent se poster au pied de l'édifice et jettent des flammes sur le toit. Pyrrhus en personne, au premier rang, empoigne une hache, fracasse la porte solide et arrache de leurs pivots les vantaux de bronze ; il a bientôt entamé une poutre, percé le rouvre résistant et ouvert une vaste brèche largement béante. Apparaît alors l'intérieur de la demeure ; la grand'salle se déploie sur toute sa longueur. Apparaissent les appartements de Priam et des anciens rois. Sur le seuil même, on voit des gardes armés.
(v.486) Mais à l'intérieur de la maison se confondent sanglots et cris de lamentation ; tout au fond, les chambres retirées ne sont qu'ululements de femmes ; les hurlements vont frapper les astres d'or. Et puis des mères épouvantées errent à travers la vaste demeure, tiennent embrassées les portes et les couvrent de baisers. Pyrrhus attaque, avec la violence de son père ; ni les verrous ni même les gardes ne suffisent à l'arrêter. Sous les coups répétés du bélier, la porte vacille, les pivots sont désenclavés et les vantaux s'abattent. La violence s'ouvre la voie, l'entrée est forcée, les Danaens font irruption, massacrent les premiers qu'ils rencontrent et remplissent tout de leurs soldats. C'est avec moins d'emportement qu'un fleuve écumant rompt ses digues, déborde, et que les eaux de ses profondeurs renversent les obstacles, que sa fureur pousse sur les guérets ses eaux amoncelées et balaie à travers les campagnes les troupeaux avec leurs étables. J'ai vu de mes yeux Néoptolème en état de fureur meurtrière, Agamemnon et Ménélas franchir le seuil ; j'ai vu Hécube et ses cent filles et brus, et Priam qui, dans le sanctuaire domestique, souillait de son sang l'autel et le foyer qu'il avait lui-même consacrés. Ces cinquante chambres nuptiales, riche promesse d'une postérité, avec leurs portes aux jambages rehaussés de l'or et des dépouilles des Barbares, ont été abattues ; les Danaens sont partout où n'est pas le feu.
(v.507) Tu me demanderas peut-être quel a été le destin de Priam. Lorsqu'il vit la prise et la ruine de la ville, les portes de sa demeure arrachées et l'ennemi au coeur de ses foyers, le vieillard endosse vainement, sur ses épaules que l'âge fait trembler, une cuirasse dont il avait depuis longtemps perdu l'usage, ceint une épée inutile et veut se porter contre les rangs serrés des ennemis pour y mourir. Au milieu du palais, sous le ciel nu, il y avait un autel colossal et, à côté, un très vieux laurier qui penchait sur l'autel, vainement, qu'Hécube et ses filles, telles des colombes qu'abat une noire tempête, s'étaient assises et se serraient entre elles, en embrassant les images des dieux. Lorsqu'elle aperçut Priam en personne, revêtu des armes de sa jeunesse : " Quelle affreuse idée, mon malheureux époux, lui dit-elle, t'a poussé à ceindre ces armes ? Où cours-tu ? Ce n'est pas un pareil renfort ni des défenseurs comme toi que l'instant réclame. Non, quand même mon Hector lui-même serait présent ! Viens donc par ici, cet autel nous protégera tous ou bien tu mourras avec nous. " Ayant ainsi parlé, elle accueillit le vieillard auprès d'elle et lui fit prendre place dans l'espace sacré.
(v.526) Mais voilà qu'échappé des mains sanglantes de Pyrrhus, Politès, un des fils de Priam, à travers les traits, à travers les ennemis, fuit le long des portiques et parcourt la grand'salle déserte ; il est blessé. Pyrrhus tout enflammé le poursuit, prêt à frapper, il s'est presque emparé de lui, il l'accable sous sa lance. Politès finit par déboucher face à ses parents, sous leurs yeux ; là il s'écroula et exhala sa vie dans un flot de sang. Alors Priam, bien que déjà la mort même le tienne, ne s'abstint plus de rien et ne ménagea pas ses mots ni sa colère : " Eh bien, s'écrie-t-il, pour prix de ce crime, d'un pareil forfait, que les dieux te récompensent dignement, s'il est au ciel quelque piété qui s'en soucie, et qu'ils te le fassent payer comme tu le mérites, toi qui m'a mis sous les yeux le meurtre de mon enfant, qui as souillé de sa mort le regard de son père ! Tu mens quand tu te dis le fils d'Achille. Non, lui n'a pas agi de même avec son ennemi Priam ; il aurait rougi d'attenter aux droits aux droits et à la confiance d'un suppliant ; il m'a rendu pour l'ensevelir le corps exsangue d'Hector, il m'a renvoyé dans mon royaume. " Ayant dit, le vieillard lança de toutes ses forces un trait de vieillard, un trait sans impact qu'aussitôt le bronze repoussa d'un son rauque et qui resta vainement accroché à la bosse du bouclier. Alors Pyrrhus : " Eh bien, tu seras donc mon messager et tu vas t'en aller rapporter tout cela au fils de Pélée, mon père. N'oublie pas de lui raconter mes tristes exploits, et que Néoptolème dégénère. Et maintenant, meurs. " Ce disant, il traîna à l'autel même le vieillard chancelant qui glissait dans tout le sang qu'avait répandu son fils ; il lui entortilla les cheveux sur sa main gauche et, de la droite, il tira son épée qui étincela et la lui enfonça dans le corps jusqu'à la garde. Ainsi prit fin le destin de Priam, tel fut le sort qui l'emporta, ayant devant les yeux Troie en flammes et Pergame écroulée, lui qui avait été autrefois le maître de l'Asie, fier de tant de terres et de peuples. Sur le rivage git un tronc gigantesque, une tête arrachée des épaules, un cadavre anonyme.
(v.560) Ce fut alors que, pour la première fois, une idée atroce vint me remplir d'effroi ; j'en demeurai pétrifié : l'image de mon père chéri me vint à l'esprit lorsque je vis ce roi, du même âge que lui, qui, cruellement blessé, rendait le dernier soupir ; me vinrent à l'esprit ma femme Créuse, laissée seule, notre maison livrée au pillage, et ce qui avait pu advenir de mon petit Iule... Je me retourne, je cherche du regard quelle troupe j'ai autour de moi : à bout de forces, tous m'ont abandonné, ils ont précipité dans le vide leur corps invalide ou l'ont livré aux flammes.
(v.567) Et c'est à ce moment, où j'étais désormais l'unique survivant, que j'aperçois la fille de Tyndare, Hélène, qui ne quittait plus la porte du temple de Vesta et qui, muette, se dissimulait dans cet asile écarté. Mais la lueur des incendies éclairait mes pas errants, tandis que je promenais les regards çà et là à la ronde. Elle, s'attendant désormais à être haïe des Troyens pour la chute de Pergame, à être châtiée par les Danaens, redoutant la rancune d'un époux délaissé, cette figure infernale, aussi fatale à Troie qu'à sa patrie, s'était soustraite aux regards ; l'odieuse femme se tenait assise près de l'autel. Mon coeur prit feu, une rage me vint de venger ma patrie qui s'écroulait et de châtier la scélératesse. " Ainsi donc, sans une égratignure, cette femme reverra Sparte et Mycènes sa patrie ; après le triomphe, elle marchera en reine, elle reverra son ménage, sa maison, ses parents, ses enfants, entourée de toute une suite de Troyennes et de servantes phrygiennes ? Et Priam sera tombé sous le fer, Troie aura brûlé, le rivage de la Troade aura tant de fois sué du sang ? Non, cela ne sera pas. Punir une femme n'est pas un titre d'honneur, une victoire glorieuse, néanmoins on me louera d'avoir exterminé cette abomination, de lui avoir infligé le châtiment qui méritait de l'être. Et j'aurai assouvi les feux de ma vengeance et en aurai rassasié les cendres des miens. "
(v.588) J'éclatais ainsi et j'étais emporté par un coup de folie, lorsque s'offrit à mes yeux, plus clairement visible qu'elle ne l'avait jamais été, ma gracieuse mère, resplendissant d'une pure lumière à travers la nuit et s'avouant déesse, aussi belle et grande qu'elle aime se montrer aux habitants du ciel. Elle me saisit la main, me retint et ajouta ces mots de ses lèvres de roses : " Mon enfant, quelle profonde blessure peut bien déchaîner en toi une telle colère ? Pourquoi cet état de fureur guerrière ? Où est passé le souci que tu as de nous ? N'iras-tu pas d'abord voir ce qui se passe là où tu as laissé ton père Anchise sur qui pèsent les ans ? Et ta femme Créuse, et le petit Ascagne, sont-ils encore vivants ? Toutes les troupes grecques rôdent partout autour d'eux et, si ma propre inquiètude ne l'empêchait, ils auraient déjà été la proie des flammes, ou bien l'épée de l'ennemi aurait bu leur vie. Non, ce n'est pas, sache-le, l'odieuse beauté de la Lacédémonienne, de la fille de Tyndare, ni la faute de Pâris qui renversent toute cette opulence et précipitent Troie du faîte de sa grandeur : c'est l'inclémence des dieux, oui, des dieux. Regarde, je vais écarter de tes yeux de mortel le nuage dont la vapeur humide les couvre et les émousse ; de ton côté, ne crains rien de tout ce que va t'ordonner ta mère et ne regimbe pas, mais obéis à ses instructions.
(v.612) Là où tu crois voir des blocs disjoints, des pierres arrachées aux pierres, des tourbillons de fumée mêlée de poussière, Neptune, de son énorme trident, ébranle les remparts, en secoue les fondations et arrache la ville entière à ses assises. Là, à l'entrée de la ville, c'est Junon, la plus atroce de tous, qui occupe les Portes Scées : l'épée à la ceinture, en état de fureur, elle fait venir de leurs vaisseaux l'armée de ses alliés. Maintenant regarde par ici : la Tritonienne Pallas est assise au sommet de la citadelle, dans le rayonnement de son nimbe et la férocité de sa Gorgone. Le Père lui-même, Jupiter pourvoit les Danaens de courage, d'énergie prometteuse, et c'est lui qui lance les dieux contre les armes troyennes. Hâte-toi de fuir, mon fils, mets un terme à cette épreuve. Je serai à tes côtés tout au long et je te mettrai en sûreté sur ton seuil paternel. "
(v.620) Ayant ainsi parlé, elle se renferma dans les ombres épaisses de la nuit. Font leur apparition d'affreuses grandes formes : les hautes puissances divines qui sont hostiles aux Troyens ; il m'apparut alors qu'Ilion s'abîmait dans les flammes en sa totalité, que la Troie de Neptune était renversée sur sa base. Lorsqu'au sommet des monts les paysans entament par le fer un frêne antique et s'efforcent à qui mieux mieux de l'abattre sous les coups redoublés de leurs cognées, l'arbre menace longtemps de tomber, chancelle, secoue sa tête chevelue et, succombant peu à peu à ses blessures, pousse un ultime gémissement et, arraché de son faîte, balaie la pente dans sa chute.
(v.632) Je descends de la citadelle et, sous la conduite d'une divinité, je traverse sans dommage les flammes et les ennemis ; les traits me laissent un chemin et les flammes se retirent devant moi. Une fois parvenu devant la maison paternelle, notre antique demeure - mon voeu était avant tout d'emmener mon père en haut du mont Ida - , c'est vers lui que je me dirigeai d'abord. Mais lui refuse de continuer à vivre, alors que Troie n'est plus, et d'endurer un exil. " Vous autres, dit-il, dont l'âge n'a point amoindri le sang, dont la vigueur entière se soutient par sa propre force, envisagez de vous exiler. Moi, si les habitants du ciel avaient voulu me voir continuer à vivre, ils m'auraient laissé la ville où j'habitais. C'est assez et plus qu'assez d'avoir déjà vu un désastre, d'avoir survécu une fois à une prise de ville. Me voici, oui, me voici déjà gisant sur le lit, dites-moi adieu et allez-vous-en. Mon propre bras me procurera la mort : l'ennemi me fera cette grâce, il convoitera mes dépouilles. On se passe aisément d'une sépulture. Voici de longues années que je suis en détestation aux dieux et que je m'attarde inutilement, depuis le jour où le Père des dieux et roi des hommes m'a effleuré du vent de sa foudre et touché de son feu. "
(v.648) Il persistait à tenir ce langage et n'en démordait pas. Nous autres, nous fondons en larmes, tant ma femme Créuse qu'Ascagne et que toute la maisonnée : que notre père ne veuille pas tout faire périr avec lui, qu'il n'aille pas ajouter au poids du sort qui nous accable ! Il refuse, il ne veut pas plus changer de résolution que de place. L'envie de me battre me revient, c'est trop de douleur, je souhaite mourir. Car que pouvait-on encore projeter, que pouvait-on espérer de la fortune ? " Moi, être capable de m'en aller en te laissant, père, comment as-tu pu y compter ? Un pareil blasphème a-t-il pu tomber de la bouche d'un père ? Si le bon plaisir des dieux est qu'il ne reste plus trace de cette grande cité, si tes volontés demeurent et si ta décision est de t'ajouter, toi et les tiens, à la disparition prochaine de Troie, la porte est grande ouverte à ce trépas-là. A peine en aura-t-il fini avec le sang de Priam que Pyrrhus sera ici, l'homme qui égorge le fils sous les yeux du père et le père devant l'autel. Etait-ce donc pour cela, ma gracieuse mère, que tu m'enlevais au milieu des traits et des flammes ? Pour me faire voir l'ennemi dans mon propre foyer, et mon père, Ascagne ainsi que Créuse immolés dans le sang l'un de l'autre ? Holà, mes armes, apportez-moi mes armes ! Leur dernière aurore appelle les vaincus. Rendez-moi aux Danaens, laissez-moi retourner à un combat tout neuf. Il ne sera pas dit qu'en ce jour nous mourrons tous sans vengeance. "
(v.670) Je ceins donc à nouveau mon épée. Je passais mon bras gauche dans la poignée de mon bouclier et j'allais sortir de la maison, mais voilà que ma femme, qui occupait le seuil, enlace mes pieds, tend le petit Iule à son père. " Si tu nous quittes pour mourir, entraîne-nous aussi avec toi à toute extrêmité. Si tu estimes au contraire qu'en prenant les armes on a quelque raison d'espérer, protège d'abord cette maison. A qui nous abandonnes-tu, le petit Iule, ton père et moi qui étais tenue naguère pour ton épouse ? " Ces cris, ces plaintes remplissaient toute la demeure, quand tout à coup se manifeste un prodige. C'est merveilleux à dire : dans les bras de ses parents en pleurs, sous leurs yeux, on peut voir, en haut de la tête d'Iule, un léger halo répandre sa lumière et le délicat contact innoffensif de la flamme lui lécher les cheveux et s'animer autour de son front. Tremblants de peur, épouvantés, nous secouons la chevelure embrasée, nous éteignons avec de l'eau ces flammes vénérables. Mais mon père Anchise, plein de joie, a levé les yeux vers les astres et tendu vers le ciel les paumes de ses mains, en disant : " Tout-puissant Jupiter, si des prières ne peuvent te fléchir, jette les yeux sur nous, rien de plus. Si notre piété le mérite, prête-nous par la suite ton secours, ô Père, et confirme ainsi ce présage. "
(v.692) A peine le vieillard avait-il parlé que le fracas soudain d'un coup de tonnerre retentit à gauche et que, tombant du ciel, courut à travers la nuit une étoile qui traînait une torche jetant une vive clarté. Nous la voyons filer par-dessus le faîte de la maison et sa lumière va se perdre dans les bois de l'Ida dont elle désignait le chemin ; une lueur demeure tout le long de son sillage et une odeur de soufre se répand largement tout autour. Alors, vaincu, mon père quitte son lit pour les souffles de l'air, invoque les dieux et s'adresse à l'astre vénérable : " C'en est fait, plus de retard, je vous suis, dieux de mes pères, et je serai avec vous là où vous me conduisez ; faites subsister cette maisonnée, conservez la vie de mon petit-fils. Oui, cet augure vient de vous, Troie se trouve sous votre puissance. Eh bien, je me rends, je ne me refuse plus, mon fils, à t'accompagner. "
(v.703) Il avait dit et déjà, à travers la ville, le feu se fait entendre plus distinctement et les tourbillons brûlants des incendies se rapprochent de nous. " Allons, père chéri, place-toi sur mon cou, je te prendrai sur mes épaules et cette charge ne me sera point lourde ; quoiqu'il puisse advenir, il y aura pour nous deux un seul et même péril, un seul salut. Que le petit Iule soit à mes côtés et que mon épouse s'attache à mes pas à quelque distance. Vous, serviteurs, faites attention à ce que je vais dire. En sortant de la ville, on trouve un tertre, le vieux temple d'une Cérès à l'écart et, à côté, un antique cyprès, préservé depuis bien des années par le pieux respect de nos pères. C'est à ce même endroit que nous allons venir par des chemins différents. Toi, père, prends dans tes mains les objets sacrés, les Pénates ancestraux ; moi qui sors d'une telle guerre et d'un récent massacre, je ne peux y toucher sans impiété avant de m'être lavé dans une eau vive. " Sur ces mots, je couvre de mon vêtement et d'une peau de lion fauve mes larges épaules et mon cou que je baisse, et je me place sous mon fardeau ; l'enfant Iule a entrelacé sa main à ma droite et suit son père à pas pus petits ; ma femme vient derrière. Nous passons par des chemins obscurs. Moi qui, jusqu'alors, ne m'émouvais guère des javelots qu'on me lançait, ni de me trouver face à des Grecs en troupe serrée, je tremble maintenant au moindre souffle, je sursaute et suspends mes pas à chaque bruit, car je crains, tant pour celui qui m'accompagne que pour celui que je porte.
(v.731) J'étais déjà aux portes et je croyais m'être tiré de ce parcours, quand tout à coup mes oreilles crurent entendre des bruits de pas nombreux. Et mon père qui scrutait l'obscurité s'écrie : " Fuis, mon fils, fuis, ils arrivent. " J'aperçois l'éclat de boucliers et les reflets de bronze ; j'ai pris peur, je me sous troublé et je ne sais quelle divinité inamicale m'a ôté l'esprit. Je prends en courant des ruelles inconnues, je m'écarte de la direction familière et pendant ce temps-là, malheur à moi ! Créuse, mon épouse, m'est ravie. Etait-ce le destin ? Avait-elle fait halte ? S'était-elle trompée de chemin ? S'était-elle assise, harassée ? On ne sait, mais elle n'a plus été rendue à nos regards. Ne m'étant pas retourné, je n'ai pas vu que je l'avais perdue et je n'y ai pas songé, jusqu'à ce que nous soyons parvenus au tertre de l'antique Cérès à sa résidence sacrée. C'est là seulement que, une fois tous réunis, il en manquait une, qui s'était esquivée à ses compagnons, à son enfant, à son mari. Est-il un homme, un dieu que je n'aie accusé dans mon égarement ? Ai-je vu quelque chose de plus cruel dans la destruction de la ville ? Je confie Ascagne, mon père Anchise et les Pénates troyens à mes compagnons et je les cache dans la cavité d'un vallon. Moi, je regagne Troie, ceint de mes armes qui brillent. Je suis résolu à tout affronter une nouvelle fois, à retraverser toute la ville, à exposer de nouveau ma vie aux périls.
(v.755) Pour commencer, je regagne dans l'obscurité les remparts et la poterne par où j'étais sorti. Je reviens sur mes pas en repérant nos traces malgré la nuit, l'oeil au guet. Partout l'effroi, et en même temps le silence lui-même est terrifiant. De là je retourne à notre maison : un hasard, oui, un hasard avait pu y ramener Créuse... Les Danaens y avaient fait irruption et occupaient toute la demeure. C'en est fait : un feu dévorateur, attisé par le vent, déferle jusqu'au faîte ; les flammes dépassent le toit, l'incendie fait rage dans les airs. Je m'avance encore, je vais revoir le palais de Priam et la citadelle. Et déjà, sous les portiques déserts, dans l'asile de Junon, des gardiens de choix, Phénix et l'exécrable Ulysse, veillaient sur le butin. C'est là que, venus de toutes parts, on amoncelle les trésors de Troie arrachés aux sanctuaires en flammes, les tables des dieux, les cratères d'or massif, les étoffes issues du pillage. Une longue file d'enfants et de mères tremblantes sont debout à l'entour. J'ai même osé pousser des cris dans l'ombre, j'ai rempli les rues de mes appels désespérés, répétant en vain le nom de Créuse, l'appelant encore et encore. Je la cherchais sans fin, courant par les rues de la ville, quand apparut à mes yeux un simulacre déplorable, l'ombre même de Créuse, son image, mais sa stature était plus élevée. Je demeurai stupéfait, mes cheveux se dressèrent sur ma tête et la voix me resta dans la gorge. Voilà qu'elle s'adresse à Enée et dissipe ses inquiètudes en ces termes : " Pourquoi te complaire autant, mon époux chéri, à une douleur aussi absurde ? Ces choses n'arrivent pas sans la volonté des dieux. Il est contraire à tout que tu emmènes Créuse en ta société ; celui-là même qui règne sur les hauteurs de l'Olympe ne le permet pas. Tu as devant toi des années d'exil et la vaste étendue des flots à labourer. Et tu viendras sur la terre d'Hespérie, où, fleuve lydien entre de fertiles guérets très peuplés, le Tibre pousse ses eaux lentes. C'est là-bas que te sont préparées la prospérité, la royauté et une épouse de sang royal. Cesse de verser des larmes sur une Créuse aimée : non, je n'irai pas voir les superbes demeures des Myrmidons ou des Dolopes, je ne serai pas l'esclave de matrones grecques, moi qui descends de Dardanus et suis la bru de la divine Vénus ; c'est la Grande Mère des dieux qi me retient sur ce rivage. Maintenant, adieu ! Conserve ton amour à notre commun fils. " Ayant dit ces mots, elle me laissa seul malgré mes larmes et tout ce que j'avais encore à lui dire, elle se retira dans l'air impalpable. J'ai tenté à trois reprises de lui mettre les bras autour du cou et trois fois, saisie en vain, l'image m'échappa, égale au vent léger, pareille au songe fugitif.
(v.795) Ce fut la fin. La nuit étant consommée, je vais revoir mes compagnons. Là j'ai l'heureuse surprise de découvrir qu'un nombre considérable de nouveaux venus a afflué vers nous, des matrones, des hommes, une population rassemblée pour l'exil, une foule misérable. Ils sont venus de toutes parts avec le courage et les ressources qu'il fallait pour prendre la mer et aller coloniser le pays que je voudrais, quel qu'il fût. Déjà l'étoile du matin s'élevait au dessus de l'Ida et ramenait le jour. Les Danaens tenaient bloquées les portes de la ville, aucun recours n'était à espérer. J'ai cédé la place et, mon père sur les épaules, je m'en suis allé sur la montagne.