Charles Aznavour
L’œil du singe
J'ai visité l’œil noir du singe
Et j'ai retrouvé les chemins
Les greniers, l'odeur des vieux linges
Des animaux à quatre mains
L’homme avant l'homme, avant la Terre
Avant la nuit de notre temps
Et la lèpre fourbe des guerres
Avant ce siècle sans printemps
L'œil du singe est vaste et terrible
Envahi de chemins mouvants
De règnes incompréhensibles
D'oiseaux morts, piégés par le vent
De troupeaux d'éléphants fossiles
D'anthracites en forme d'oiseaux
Et de calmes ptérodactyles
Planant seuls au-dessus des eaux
Le singe traîne encore le rêve
De la fougère des géants
Quand sa paupière se soulève
Sur le gouffre d'un œil béant
J’ai visité cet œil sans ombre
Vallée bleue qu’envahit le froid
Forêts de cristaux durs et sombres
Où règnent l'eau morte et l’effroi
L'œil du singe est large et stupide
Aussi triste que l'œil humain
Il reflète des mondes vides
Où vivra l'homme de demain
Quand les fleurs du charbon sont mortes
Sur l’étang aux crapauds hurlant
Au loin résonnait la voix forte
Des reptiles phosphorescents
Les abcès gonflés du pétrole
Ont laissé filtrer leur sang noir
Sous les sables en poches molles
Cœur pourri du dernier espoir
Le singe a vu les hommes naître
Insensiblement, les yeux morts
Et puis lentement se repaître
Des animaux aux larmes d'or
L'œil du singe ouvert sur l'abîme
Verra l'homme carbonisé
Sur des montagnes de victimes
Juste à l'instant d'agoniser