Léo Ferré
L’homme
Veste à carreaux ou bien smoking
Un portefeuille dans la tête
Chemise en soie pour les meetings
Déjà voûté par les courbettes
La pag' des sports pour les poumons
Les faits divers que l'on mâchonne
Le poker d'as pour l'émotion
Le jeu de dame avec la bonne
C'est l'homme

Le poil sérieux l'âge de raison
Le cœur mangé par la cervelle
Du talent pour les additions
L'œil agrippé sur les pucelles
La chasse à courre chez Bertrand
Le dada au Bois de Boulogne
Deux ou trois coups pour le faisan
Et le reste pour l'amazone
C'est l'homme

Les cinq à sept " pas vu pas pris "
La romance qui tourne à vide
Le sens du devoir accompli
Et le cœur en celluloïde
Les alcôves de chez Barbès
Aux secrets de Polichinelle
L'amour qu'on prend comme un express
Alors qu'ell' veut fair' la vaisselle
C'est l'homme
Le héros qui part le matin
A l'autobus de l'aventure
Et qui revient après l'turbin
Avec de vagues courbatures
La triste cloche de l'ennui
Qui sonne comme un téléphone
Le chien qu'on prend comme un ami
Quand il ne reste plus personne
C'est l'homme

Les tempes grises vers la fin
Les souvenirs qu'on raccommode
Avec de vieux bouts de satin
Et des photos sur la commode
Les mots d'amour rafistolés
La main chercheuse qui voyage
Pour descendre au prochain arrêt
Le jardinier d'la fleur de l'âge
C'est l'homme

Le va-t-en-guerre, y faut y aller
Qui bouff' de la géographie
Avec des cocarde(s) en papier
Et des tonnes de mélancolie
Du goût pour la démocratie
Du sentiment à la pochette
Le complexe de panoplie
Que l'on guérit à la buvette
C'est l'homme
L'inconnu qui salue bien bas
Les lents et douloureux cortèges
Et qui ne se rappelle pas
Qu'il a soixante-quinze berges
L'individu morne et glacé
Qui gît bien loin des mandolines
Et qui se dépêche à bouffer
Les pissenlits par la racine
C'est l'homme