Léo Ferré
L’esprit de famille
Mon frère était un assassin
Qui travaillait avec la lame
Et chaque soir après le turbin
Il faisait travailler sa femme
Ma sœur écrivait de beaux vers
Dans un journal hebdomadaire
Et si son verbe était amer
C'est qu'on avait tué le libraire
C'est ce qu'on appelle en vérité
Une famille respectable
Et l'assassin fut invité
À mettre les pieds sous la table
Mon père avait un bar-tabac
Que fréquentaient de drôles de têtes
Ils vivaient tous dans l'aléa
Et papa plaçait leur galette
Ma sœur accordait au comptoir
D'incommensurable chopines
Bossant du matin jusqu'au soir
Cherchant une rime à rapine
C'est ce qu'on appelle en vérité
Une famille infatigable
Le travail c'est la liberté
C'est une chose formidable
Ma mère alors avait un tic
C'était le complexe d'œdipe
Ce n'est peut-être pas très chic
Mais j'avais déjà des principes
Ma belle-sœur je vous l'ai dit
Avait un métier unanime
Elle aimait beaucoup son mari
Trouvant cela plus légitime
C'est ce qu'on appelle en vérité
Une famille véritable
Ou l'instinct de propriété
Se révélait inéluctable
Tonton tata soudain fauchés
Fatigués de l'Europe flasque
Devinrent tous deux attachés
À une ambassade fantasque
On chuchote sous le manteau
Que tous les soirs à Buenos Aires
Tonton tata dans leur huis-clos
Font dire maints et maints rosaires
C'est ce qu'on appelle en vérité
Une famille présentable
Et si tonton fut arrêté
Ben ça paraît à peine croyable
D'autre frangins d'autres frangines
Y'en avait qui faisaient partout
Faut avouer que pour la ligne
Ma maman en avait pris un coup
Et malgré l'odeur d'ammoniac
Le père aimait à se repaître
Pour qu'on lui faute le prix cognac
Y'avait plus tellement de kilomètres
C'est ce qu'on appelle en vérité
Une famille ou une fable
Écrite sans moralité
Il me manque une rime en "able"
Et si vous saviez
Ô combien cela est préférable