Léo Ferré
Le vin de l’assassin
Ma femme est morte, je suis libre !
Je puis donc boire tout mon soûl
Lorsque je rentrais sans un sou
Ses cris me déchiraient la fibre
Autant qu'un roi je suis heureux ;
L'air est pur, le ciel admirable…
Nous avions un été semblable
Lorsque j'en devins amoureux !
L'horrible soif qui me déchire
Aurait besoin pour s'assouvir
D'autant de vin qu'en peut tenir
Son tombeau ; - ce n'est pas peu dire :
Je l'ai jеtée au fond d'un puits
Et j'ai même poussé sur ellе
Tous les pavés de la margelle
- Je l'oublierai si je le puis !
Au nom des serments de tendresse
Dont rien ne peut nous délier
Et pour nous réconcilier
Comme au beau temps de notre ivresse
J'implorai d'elle un rendez-vous
Le soir, sur une route obscure
Elle y vint ! - folle créature !
Nous sommes tous plus ou moins fous !
Elle était encore jolie
Quoique bien fatiguée ! et moi
Je l'aimais trop ! voilà pourquoi
Je lui dis : Sors de cette vie !
Nul ne peut me comprendre. Un seul
Parmi ces ivrognes stupides
Songea-t-il dans ses nuits morbides
À faire du vin un linceul ?
Cette crapule invulnérable
Comme les machines de fer
Jamais, ni l'été ni l'hiver
N'a connu l'amour véritable
Avec ses noirs enchantements
Son cortège infernal d'alarmes
Ses fioles de poison, ses larmes
Ses bruits de chaîne et d'ossements !
- Me voilà libre et solitaire !
Je serai ce soir ivre mort ;
Alors, sans peur et sans remord
Je me coucherai sur la terre
Et je dormirai comme un chien !
Le chariot aux lourdes roues
Chargé de pierres et de boues
Le wagon enragé peut bien
Écraser ma tête coupable
Ou me couper par le milieu
Je m'en moque comme de Dieu
Du Diable ou de la Sainte Table !