L'homme des foules (pt. 2)
Trad. de Charles Baudelaire (d'après Edgar Poe)
Le front collé à la vitre, j’étais ainsi occupé à examiner la foule, quand soudainement apparut une physionomie (celle d’un vieux homme décrépit de soixante-cinq à soixante et dix ans), — une physionomie qui tout d’abord arrêta et absorba toute mon attention, en raison de l’absolue idiosyncrasie de son expression. Jusqu’alors, je n’avais jamais rien vu qui ressemblât à cette expression, même à un degré très éloigné. Je me rappelle bien que ma première pensée, en le voyant, fut que Retzch, s’il l’avait contemplé, l’aurait grandement préféré aux figures dans lesquelles il a essayé d’incarner le démon. Comme je tâchais, durant le court instant de mon premier coup d’œil, de former une analyse quelconque du sentiment général qui m’était communiqué, je sentis s’élever confusément et paradoxalement dans mon esprit les idées de vaste intelligence, de circonspection, de lésinerie, de cupidité, de sang-froid, de méchanceté, de soif sanguinaire, de triomphe, d’allégresse, d’excessive terreur, d’intense et suprême désespoir. Je me sentis singulièrement éveillé, saisi, fasciné. « Quelle étrange histoire, me dis-je à moi-même, est écrite dans cette poitrine ! » Il me vint alors un désir ardent de ne pas perdre l’homme de vue, — d’en savoir plus long sur lui. Je mis précipitamment mon paletot, je saisis mon chapeau et ma canne, je me jetai dans la rue, et me poussai à travers la foule dans la direction que je lui avais vu prendre ; car il avait déjà disparu. Avec un peu de difficulté, je parvins enfin à le découvrir, je m’approchai de lui et le suivis de très près, mais avec de grandes précautions, de manière à ne pas attirer son attention.
Je pouvais maintenant étudier commodément sa personne. Il était de petite taille, très maigre et très faible en apparence. Ses habits étaient sales et déchirés ; mais, comme il passait de temps à autre dans le feu éclatant d’un candélabre, je m’aperçus que son linge, quoique sale, était d’une belle qualité ; et, si mes yeux ne m’ont pas abusé, à travers une déchirure du manteau, évidemment acheté d’occasion, dont il était soigneusement enveloppé, j’entrevis la lueur d’un diamant et d’un poignard. Ces observations surexcitèrent ma curiosité, et je résolus de suivre l’inconnu partout où il lui plairait d’aller.
Il faisait maintenant tout à fait nuit, et un brouillard humide et épais s’abattait sur la ville, qui bientôt se résolut en une pluie lourde et continue. Ce changement de temps eut un effet bizarre sur la foule, qui fut agitée tout entière d’un nouveau mouvement, et se déroba sous un monde de parapluies. L’ondulation, le coudoiement, le brouhaha, devinrent dix fois plus forts. Pour ma part, je ne m’inquiétai pas beaucoup de la pluie, — j’avais encore dans le sang une vieille fièvre aux aguets, pour qui l’humidité était une dangereuse volupté. Je nouai un mouchoir autour de ma bouche, et je tins bon. Pendant une demi-heure, le vieux homme se fraya son chemin avec difficulté à travers la grande artère, et je marchais presque sur ses talons dans la crainte de le perdre de vue. Comme il ne tournait jamais la tête pour regarder derrière lui, il ne fit pas attention à moi. Bientôt il se jeta dans une rue traversière, qui, bien que remplie de monde, n’était pas aussi encombrée que la principale qu’il venait de quitter. Ici, il se fit un changement évident dans son allure. Il marcha plus lentement, avec moins de décision que tout à l’heure, — avec plus d’hésitation. Il traversa et retraversa la rue fréquemment, sans but apparent ; et la foule était si épaisse, qu’à chaque nouveau mouvement j’étais obligé de le suivre de très près. C’était une rue étroite et longue, et la promenade qu’il y fit dura près d’une heure, pendant laquelle la multitude des passants se réduisit graduellement à la quantité de gens qu’on voit ordinairement à Broadway, près du parc, vers midi, — tant est grande la différence entre une foule de Londres et celle de la cité américaine la plus populeuse. Un second crochet nous jeta sur une place brillamment éclairée et débordante de vie. La première manière de l’inconnu reparut. Son menton tomba sur sa poitrine, et ses yeux roulèrent étrangement sous ses sourcils froncés, dans tous les sens, vers tous ceux qui l’enveloppaient. Il pressa le pas, régulièrement, sans interruption. Je m’aperçus toutefois avec surprise, quand il eut fait le tour de la place, qu’il retournait sur ses pas. Je fus encore bien plus étonné de lui voir recommencer la même promenade plusieurs fois : — une fois, comme il tournait avec un mouvement brusque, je faillis être découvert.
À cet exercice il dépensa encore une heure, à la fin de laquelle nous fûmes beaucoup moins empêchés par les passants qu’au commencement. La pluie tombait dru, l’air devenait froid, et chacun rentrait chez soi. Avec un geste d’impatience, l’homme errant passa dans une rue obscure, complètement déserte. Tout le long de celle-ci, un quart de mille à peu près, il courut avec une agilité que je n’aurais jamais soupçonnée dans un être aussi vieux, — une agilité telle que j’eus beaucoup de peine à le suivre. En quelques minutes, nous débouchâmes sur un vaste et tumultueux bazar. L’inconnu avait l’air parfaitement au courant des localités, et il reprit encore une fois son allure primitive, se frayant un chemin ça et là, sans but, parmi la foule des acheteurs et des vendeurs.
Pendant une heure et demie, à peu près, que nous passâmes dans cet endroit, il me fallut beaucoup de prudence pour ne pas le perdre de vue sans attirer son attention. Par bonheur je portais des claques en caoutchouc, et je pouvais aller et venir sans faire le moindre bruit. Il ne s’aperçut pas un seul instant qu’il était épié. Il entrait successivement dans toute les boutiques, ne marchandait rien, ne disait pas un mot, et jetait sur tous les objets un regard fixe, effaré, vide. J’étais maintenant prodigieusement étonné de sa conduite, et je pris la ferme résolution de ne pas le quitter avant d’avoir satisfait en quelque façon ma curiosité à son égard.
Une horloge au timbre éclatant sonna onze heures, et tout le monde désertait le bazar en grande hâte. Un boutiquier, en fermant un volet, coudoya le vieux homme, et à l’instant même je vis un violent frisson parcourir tout son corps. Il se précipita dans la rue, regarda un instant avec anxiété autour de lui, puis fila avec une incroyable vélocité à travers plusieurs ruelles tortueuses et désertes, jusqu’à ce que nous aboutîmes de nouveau à la grande rue d’où nous étions partis, — la rue de l’hôtel D… Cependant, elle n’avait plus le même aspect. Elle était toujours brillante de gaz ; mais la pluie tombait furieusement, et l’on n’apercevait que de rares passants. L’inconnu pâlit. Il fit quelques pas d’un air morne dans l’avenue naguère populeuse ; puis, avec un profond soupir, il tourna dans la direction de la rivière, et, se plongeant à travers un labyrinthe de chemins détournés, arriva enfin devant un des principaux théâtres. On était au moment de le fermer, et le public s’écoulait par les portes. Je vis le vieux homme ouvrir la bouche, comme pour respirer et se jeter parmi la foule ; mais il me sembla que l’angoisse profonde de sa physionomie était en quelque sorte calmée. Sa tête tomba de nouveau sur sa poitrine ; il apparut tel que je l’avais vu la première fois. Je remarquai qu’il se dirigeait maintenant du même côté que la plus grande partie du public, — mais, en somme, il m’était impossible de rien comprendre à sa bizarre obstination.
Pendant qu’il marchait, le public se disséminait ; son malaise et ses premières hésitations le reprirent. Pendant quelque temps, il suivit de très près un groupe de dix ou douze tapageurs ; peu à peu, un à un, le nombre s’éclaircit et se réduisit à trois individus qui restèrent ensemble, dans une ruelle étroite, obscure et peu fréquentée. L’inconnu fit une pause, et pendant un moment parut se perdre dans ses réflexions ; puis, avec une agitation très marquée, il enfila rapidement une route qui nous conduisit à l’extrémité de la ville, dans des régions bien différentes de celles que nous avions traversées jusqu’à présent. C’était le quartier le plus malsain de Londres, où chaque chose porte l’affreuse empreinte de la plus déplorable pauvreté et du vice incurable. À la lueur accidentelle d’un sombre réverbère, on apercevait des maisons de bois, hautes, antiques, vermoulues, menaçant ruine, et dans de si nombreuses et si capricieuses directions qu’à peine pouvait-on deviner au milieu d’elles l’apparence d’un passage. Les pavés étaient éparpillés à l’aventure, repoussés de leurs alvéoles par le gazon victorieux. Une horrible saleté croupissait dans les ruisseaux obstrués. Toute l’atmosphère regorgeait de désolation. Cependant, comme nous avancions, les bruits de la vie humaine se ravivèrent clairement et par degrés ; et enfin de vastes bandes d’hommes, les plus infâmes parmi la populace de Londres, se montrèrent, oscillantes ça et là. Le vieux homme sentit de nouveau palpiter ses esprits, comme une lampe qui est près de son agonie. Une fois encore il s’élança en avant d’un pas élastique. Tout à coup, nous tournâmes au coin ; une lumière flamboyante éclata à notre vue, et nous nous trouvâmes devant un des énormes temples suburbains de l’Intempérance, — un des palais du démon Gin.
C’était presque le point du jour ; mais une foule de misérables ivrognes se pressaient encore en dedans et en dehors de la fastueuse porte. Presque avec un cri de joie, le vieux homme se fraya un passage au milieu, reprit sa physionomie primitive, et se mit à arpenter la cohue dans tous les sens, sans but apparent. Toutefois, il n’y avait pas longtemps qu’il se livrait à cet exercice, quand un grand mouvement dans les portes témoigna que l’hôte allait les fermer en raison de l’heure. Ce que j’observai sur la physionomie du singulier être que j’épiais si opiniâtrement fut quelque chose de plus intense que le désespoir. Cependant, il n’hésita pas dans sa carrière, mais, avec une énergie folle, il revint tout à coup sur ses pas, au cœur du puissant Londres. Il courut vite et longtemps, et toujours je le suivais avec un effroyable étonnement, résolu à ne pas lâcher une recherche dans laquelle j’éprouvais un intérêt qui m’absorbait tout entier. Le soleil se leva pendant que nous poursuivions notre course, et, quand nous eûmes une fois encore atteint le rendez-vous commercial de la populeuse cité, la rue de l’hôtel D…, celle-ci présentait un aspect d’activité et de mouvement humains presque égal à ce que j’avais vu dans la soirée précédente. Et, là encore, au milieu de la confusion toujours croissante, longtemps je persistai dans ma poursuite de l’inconnu. Mais, comme d’ordinaire, il allait et venait, et de la journée entière il ne sortit pas du tourbillon de cette rue. Et, comme les ombres du second soir approchaient, je me sentais brisé jusqu’à la mort, et, m’arrêtant tout droit devant l’homme errant, je le regardai intrépidement en face. Il ne fit pas attention à moi, mais reprit sa solennelle promenade, pendant que, renonçant à le poursuivre, je restais absorbé dans cette contemplation.
« Ce vieux homme, — me dis-je à la longue, — est le type et le génie du crime profond. Il refuse d’être seul. Il est l’homme des foules. Il serait vain de le suivre ; car je n’apprendrai rien de plus de lui ni de ses actions. Le pire cœur du monde est un livre plus rebutant que le Hortulus animæ, et peut-être est-ce une des grandes miséricordes de Dieu que es lasst sich nicht lesen, — qu’il ne se laisse pas lire. »
Fin de la deuxième partie