Charles Baudelaire
Le jet d’eau
Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!
Reste longtemps, sans les rouvrir
Dans cette pose nonchalante
Où t'a surprise le plaisir
Dans la cour le jet d'eau qui jase
Et ne se tait ni nuit ni jour
Entretient doucement l'extase
Où ce soir m'a plongé l'amour

La gerbe d'eau qui berce
Ses mille fleurs
Que la lune traverse
De ses pâleurs
Tombe comme une averse
De larges pleurs

Ainsi ton âme qu'incendie
L'éclair brûlant des voluptés
S'élance, rapide et hardie
Vers les vastes cieux enchantés
Puis, elle s'épanche, mourante
En un flot de triste langueur
Qui par une invisible pente
Descend jusqu'au fond de mon coeur

Ô toi, que la nuit rend si belle
Qu'il m'est doux, penché vers tes seins
D'écouter la plainte éternelle
Qui sanglote dans les bassins!
Lune, eau sonore, nuit bénie
Arbres qui frissonnez autour
Votre pure mélancolie
Est le miroir de mon amour