Georges Brassens
Une ombre au tableau
Si j'ai bonne mémoire, elle allait dégrafée ;
On comptait plus les yeux qu'elle avait pu crever
Elle faisait du tort aux statues de l'antique ;
Elle était si prodigue à montrer ses appas
Que la visite au Louvre ne s'imposait pas
Avec elle le nu devenait art plastique
Mais les temps sont venus mettre une ombre au tableau
Rendre à son piédestal la Vénus de Milo
La belle dégrafée a changé d'esthétique
Un vent de honte a balayé le pont des Arts
Et les collets sont montés comme par hasard
"Les jeunes filles d'aujourd'hui sont impudiques."
De la mode, naguère, elle ignorait le cours
Invariablement, elle s'habillait court
Elle aimait accuser le jeu de ses chevilles ;
Quand le vent s'en mêlait, c'était fête pour nous
On avait un droit de regard sur ses genoux
Et l'on en abusait, je vous le certifie
Mais les temps sont venus mettre une ombre au tableau
Les jupes tout à coup sont tombées de bien haut
La belle retroussée est devenue Sophie ;
A peine maintenant si l'on voit ses talons
Quelle que soit la mode, elle s'habille long
"Elles en font vraiment trop voir, les jeunes filles."
Et s'il avait fallu vêtir une poupée
Du soupçon de chiffon dont elle était nippée
L'étoffe aurait paru tout juste suffisante ;
C'était rien, moins que rien, ça lui couvrait le corps
D'une seconde peau qui la rendait encore
Plus nue toute habillée et plus appétissante
Mais les temps sont venus mettre une ombre au tableau
Elle a de la tenue et flétrit le culot
De ces beautés du diable, ces adolescentes
Qui, la robe collée sur leur peau de satin
Ont l'air de revenir du faubourg Saint-Martin
"Les jeunes filles d'aujourd'hui sont indécentes."
Cela dit, sans vouloir lui laver le chignon
La bagatelle était son gros péché mignon
L'amour était toujours pendu à sa ceinture
Légère, elle a connu les mille et une nuits
De noce et son ange gardien, pauvre de lui
Dut passer auprès d'elle une vie de tortures
Mais les temps sont venus mettre une ombre au tableau
Sous le pont des soupirs, il a coulé de l'eau
La belle enamourée a changé de posture
Maintenant qu'Adonis a déserté sa cour
Que l'amour la délaisse, elle laisse l'amour
Aux jeunes filles d'aujourd'hui, ces créatures !