Ibrahim Maalouf
La Station
Comme j'aimais le dimanche
Quand dans la R9 blanche
De papa nous allions visiter la station
En famille on partait
Mais jamais il n'avouait
Que c'était la station
La vraie destination
Pour ce genre d'aventure
Il faut une couverture
Une balade officielle
Un peu plus consensuelle
Un but pédagogique
Un prétexte classique
Une simple sortie de fin d'après-midi
Marcher en contournant l'hippodrome ou l'étang
Dire bonjour à grand-père dans l'allée du cimetière
Alors on y allait comme si de rien n'était
Et puis sur le retour on faisait le détour
Mieux que le vent d'été
Que les embruns salés
Mieux que l'herbe coupée
O effluve adoré de la station d'épuration
Pour vérifier une vanne
Pour constater une panne
Ou par pure précaution
Tout mobile était bon
Même après dix-neuf heures
Même le jour du seigneur
Aller à la station c'était sa dévotion
Alors je jubilais
Car avec lui, j'entrais
Dans l'inquiétant palais
Dont il avait les clefs
Devant les eaux stagnantes
Je me sentais vivante
Dans l'odeur de moisi
Je me trouvais jolie
Je n'allais pas, enfant
Regarder l'océan
Pour dans l'azur me perdre
Mais au bord de la merde
Et sachez qu'en hiver
Inhaler au grand air
Le ventre de la terre
On dirait du Baudelaire
Mieux que le vent d'été
Que les embruns salés
Mieux que l'herbe coupée
O effluve adoré de la station d'épuration
Depuis ces heureux jours
Je nourris un amour
Pur et immodéré
Pour les éviers bouchés
Les restes de savon
Qui engluent les siphons
Les cheveux par poignées
Qui obstruent les bidets
J'ai acquis la passion
Des canalisations
Rien à mon coeur ne vaut
La vue d'un château d'eau
Quand d'autres ont le dégoût
Des remontées d'égouts
Je n'aime rien tant que
Leur doux parfum aqueux
Qu'un lavabo douteux
Se présente à mes yeux
Qu'une baignoire inonde
Le sol d'une eau immonde
J'ai la ventouse au poing
Et la technique au point
Intensément, j'aspire
On dirait du Shakespeare
Mieux que le vent d'été
Que les embruns salés
Mieux que l'herbe coupée
O effluve adoré de la station d'épuration