(v.1) De là, enveloppé dans son manteau jaune safran, Hyménée s'éloigne et, traversant les plaines immenses de l'air, se dirige vers les bords des Cinones. La voix d'Orphée vainement le convie à ses noces. Il y assista, à la vérité, mais n'y apporta ni paroles consacrées, ni visage joyeux, ni présage de bon augure. La torche même qu'il y tint brûla jusqu'au bout en sifflant avec une fumée qui faisait couler les larmes ; même en la secouant, il n'en put tirer aucune flamme. La suite fut encore plus affligeante que le présage. Car, tandis que la nouvelle épousée, en compagnie de la troupe des naïades, erre à l'aventure dans l'herbe, elle tombe, le talon percé par la dent d'un serpent. Quand le chantre du Rhodope l'eut assez pleurée sur la terre, ne renonçant pas à la chercher même chez les ombres, il osa descendre jusqu'au Styx par la porte du Ténare ; et, fendant la foule légère des fantômes des morts pieusement mis au tombeau, il aborda Perséphone et le maître qui règne sur le peuple maussade des ombres. Et, frappant les cordes de sa lyre pour accompagner son chant, il dit :
(v.18) « O divinités de ce monde souterrain où nous retombons, tous, nous créatures soumises à la mort, si je le peux, si vous me permettez de dire sans ambages et franchement la vérité, ce n'est pas le désir de voir le sombre Tartare qui est cause de ma descente ici, ni celui d'enchaîner la triple gorge, au poil fait de serpents, du monstre de la race de Méduse. La raison de mon voyage, c'est mon épouse ; une vipère, sur laquelle elle mit le pied, a répandu dans ses veines un venin qui interrompit le cours de ses années. J'ai voulu trouver la force de supporter cette perte, et je ne nierai pas de l'avoir tenté ; l'Amour l'a emporté. C'est un dieu bien connu au-dessus d'ici, sur la terre. L'est-il aussi chez vous? Je l'ignore, mais je suppose cependant qu'il l'y est aussi ; et, si la rumeur qui rapporte le rapt de jadis n'est pas mensongère, vous-mêmes, c'est l'Amour qui vous unit. Par ces lieux que remplit la crainte, par cet immense Chaos, par ce vaste royaume du silence, je vous en prie, renouez le fil trop tôt coupé du destin d'Eurycide. Tout est soumis à vos lois, et nous ne nous attardons guère avant de prendre, un peu plus tôt ou un peu plus tard, la route de ce commun séjour. Nous aboutissons tous ici. Cette demeure est pour nous la dernière, et c'est vous dont le règne sur le genre humain a la plus longue durée. Elle aussi, lorsqu'elle aura vécu son juste compte d'années, le moment venu, elle sera justiciable de vous ; pour toute cette faveur, je demande la jouissance de mon bien? Et, si le destin refuse cette grâce pour mon épouse, j'y suis bien résolu, je renonce à revenir en arrière ; réjouissez-vous alors de notre double trépas. »
(v.40) Tandis qu'il parlait ainsi, faisant résonner les cordes de sa lyre au rythme de ses paroles, les âmes exsangues pleuraient : Tantale renonça à atteindre l'eau qui le fuit, la roue d'Ixion s'arrêta, les oiseaux cessèrent de ronger le foie de leur victime, les petites-filles de Bélus d'emplir leurs urnes, et tu t'assis, Sisyphe, sur ton rocher. Pour la première fois alors, dit-on, les larmes mouillèrent les joues des Euménides, vaincues par ce chant. Ni la royale épouse ni le dieu qui règne aux Enfers n'ont le coeur d'opposer un refus à sa prière ; ils appellent Eurydice. Elle se trouvait parmi les ombres nouvelles et s'avança d'un pas que retardait sa blessure. Orphée, le chantre du Rhodope, la reçoit sous cette condition, qu'il ne tournera pas ses regards en arrière jusqu'à ce qu'il soit sorti des vallées de l'Averne ; sinon, cette faveur sera rendue vaine. Ils s'acheminent, à travers un silence que ne trouble nulle voix, par les pentes d'un sentier abrupt, obscur, noyé dans un épais brouillard. Ils n'étaient plus éloignés, la limite franchie, de fouler la surface de la terre ; Orphée, tremblant qu'Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entraîné par l'amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s'efforçant d'être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l'air inconsistant. Mais, mourant pour la seconde fois, elle ne proféra aucune plainte contre son époux : de quoi se plaindrait-elle, en effet, sinon de ce qu'il l'aimât ? Elle lui dit un suprême adieu, que devaient avec peine recueillir ses oreilles, et, revenant sur ses pas, retourna d'où elle venait.
(v.65) Frappé une seconde fois par la mort de son épouse, Orphée resta figé de stupeur, comme celui qui fut pris de peur en voyant les trois cous du chien infernal, dont celui du milieu était enchaîné : la terreur ne l'abandonna pas qu'il n'eût auparavant changé de nature, son corps s'étant pétrifié ; comme aussi Olénos, qui prit sur lui la faute d'une autre et voulut paraître coupable, et, comme coeurs jadis étroitement unis, roches aujourd'hui que porte l'humide Ida. Malgré ses prières, ses vains efforts pour obtenir de passer une seconde fois, le nocher l'avait écarté. Il resta cependant sept jours entiers assis sur la rive, sans prendre aucun soin de sa personne, sans toucher aux dons de Cérès ; sa peine, sa douleur, ses larmes furent ses aliments. Quand il eut épuisé ses plaintes contre la cruauté des dieux de l'Erèbe, il se retira sur le sommet du Rhodope et sur l'Hémus battu par les Aquilons. Pour la troisième fois, le Titan avait atteint le terme de l'année marqué par les Poissons habitants des mers, et Orphée s'était dérobé à toutes les séductions des femmes, soit parce que leur amour lui avait été funeste, soit parce qu'il avait engagé sa foi. Beaucoup pourtant brûlaient de s'unir au poète, beaucoup souffrirent d'être repoussées. Et ce fut aussi lui dont les chants apprirent aux peuples de Thrace à reporter leur amour sur de jeunes garçons et à cueillir, avant l'épanouissement de la jeunesse, le court printemps et la première fleur de l'âge tendre.