(v.244) « Pygmalion, pour les avoir vues mener une existence vouée au crime, plein d'horreur pour les vices que la nature a prodigalement départis à la femme, vivait sans épouse, célibataire, et se passa longtemps d'une compagne partageant sa couche. Cependant, avec un art et un succès merveilleux, il sculpta dans l'ivoire à la bancheur de neige un corps auquel il donna une beauté qu'aucune femme ne peut tenir de la nature ; et il conçut de l'amour pour son oeuvre. Elle avait toute l'apparence d'une véritable vierge, que l'on eût crue vivante et, si la pudeur ne l'en empêchait, désireuse de se mouvoir : tant l'art se dissimule grâce à son art même. Pygmalion s'émerveille, et son coeur s'enflamme pour ce simulacre de corps. Souvent il palpe des mains son oeuvre pour se rendre compte si c'est de la chair ou de l'ivoire, et il ne s'avoue pas encore que c'est de l'ivoire. Il lui donne des baisers et s'imagine qu'ils lui sont rendus ; il lui parle, il la serre contre lui et croit sentir céder sous ses doigts la chair des membres qu'ils touchent ; la crainte le prit même que ces membres, sous la pression, ne gardassent une marque livide. Tantôt il lui prodigue les caresses, tantôt il lui apporte les présents qui sont bienvenus des jeunes filles, des coquillages, des cailloux polis, de petits oiseaux et des fleurs de mille couleurs, des lis, des balles peintes et des larmes tombées de l'arbre des Héliades. Il la pare aussi de vêtements, passe à ses doigts des bagues de pierres précieuses, à son cou de longs colliers ; à ses oreilles pendent de légères perles, des chaînettes sur sa poitrine. Tout lui sied, et, nue, elle ne paraît pas moins belle. Il la place sur des coussins teints avec le murex de Sidon, il lui décerne le nom de compagne de sa couche, il fait reposer son cou incliné sur un mol amas de plumes, comme si le contact devait lui en être sensible.
(v.270) « Le jour de la fête de Vénus, que tout Cypre célébrait en foule, était venu ; les génisses au cou de neige, l'arc de leurs cornes tout revêtu d'or, étaient tombées sous le couteau, et l'encens fumait à cette occasion ; Pygmalion, les rites accomplis, se tint debout devant les autels et, d'un ton craintif : « S'il est vrai, ô dieux, que vous pouvez tout accorder, je forme le voeu que mon épouse soit - et comme il n'ose dire : la vierge d'ivoire - semblable à la vierge d'ivoire » dit-il. Vénus, qui assistait en personne, resplendissante d'or, aux fêtes données en son honneur, comprit ce que voulait dire ce souhait et, présage de l'amitié de la déesse, la flamme trois fois se raviva et une langue de feu en jaillit dans l'air.
(v.280) « Rentré chez lui, Pygmalion se rend auprès de sa statue de jeune fille et, se penchant sur le lit, il lui donna des baisers. Il lui sembla que sa chair devenait tiède. Il approche de nouveau sa bouche ; de ses mains il tâte aussi la poitrine : au toucher, l'ivoire s'amollit, et, perdant sa dureté, il s'enfonce sous les doigts et cède, comme la cire de l'Hymette (4) redevint molle au soleil et prend docilement sous le pouce qui la travaille toutes les formes, d'autant plus propre à l'usage qu'on use davantage d'elle. Frappé de stupeur, plein d'une joie mêlée d'appréhension et craignant de se tromper, l'amant palpe de nouveau de la main et repalpe encore l'objet de ses voeux. C'était un corps vivant : les veines battent au contact du pouce. Alors le héros de Paphos, en paroles débordantes de reconnaissance, rend grâce à Vénus et presse enfin de sa bouche une bouche qui n'est pas trompeuse. La vierge sentit les baisers qu'il lui donnait et rougit ; et, levant un regard timide vers la lumière, en même temps que le ciel, elle vit celui qui l'aimait. A leur union, qui est son ouvrage, Vénus est présente. Et quand, pour la neuvième fois, le croissant de la lune se referma sur son disque plein, la jeune femme mit au monde Paphos, de laquelle l'île tient son nom.
(4) = Voir Livre VII, v.421.