(v.520) « Le temps ailé suit insensiblement son cours et fuit à notre insu ; et rien ne passe plus rapidement que les années. L'enfant, né de sa propre soeur et de son grand-père et qui, caché naguère dans un arbre, avait naguère vu le jour, hier encore beau entre tous dans son berceau, est maintenant un jeune homme, maintenant un homme ; maintenant il se surpasse en beauté lui-même, maintenant il séduit jusqu'à Vénus et tire vengeance des feux qu'elle alluma en Myrrha, sa mère. Car, un jour que l'enfant au carquois donnait un baiser à sa mère, sans s'en apercevoir, de la pointe d'une flèche qui dépassait, il frôla le sein de Vénus. Touchée, la déesse écarta de la main son fils. La blessure était plus profonde qu'elle n'en avait l'air, et Vénus elle-même s'y était d'abord trompée. Séduite par la beauté du jeune homme, elle n'a plus cure des rivages de Cythère, elle ne va plus revoir Paphos, à qui la mer profonde fait une ceinture, ni la poissonneuse Cnide, ni Amathonte, dont la terre recèle le métal ; elle renonce même au ciel : sur le ciel l'emporte pour elle Adonis. Elle ne le quitte plus, elle se fait sa compagne ; elle, accoutumée à toujours rechercher ses aises sous les ombrages, à ajouter encore à ses attraits par mille soins, elle erre à travers les montagnes, à travers les bois et les rochers couverts de buissons, la robe retroussée jusqu'au genou, à la façon de Diane ; elle excite l'ardeur des chiens, elle donne la chasse aux animaux dont la capture est sans danger, lièvres à la course précipitée, cerf à la haute ramure, daims ; elle n'a garde d'attaquer les sangliers robustes, elle évite les loups ravisseurs, les ours armés de griffes, les lions gorgés du sang des troupeaux. A toi aussi, Adonis, elle te conseille, si les conseils peuvent avoir quelque effet, de les craindre : « Sois courageux avec le gibier qui recourt à la fuite, dit-elle ; contre celui qui tient tête, tenir tête est dangereux. Par pitié, ô mon jeune amant, évite toute témérité qui mettrait en péril mon bonheur. Ne va pas attaquer les animaux à qui la nature a donné des armes ; je ne veux pas payer trop cher la fierté que tu m'inspires. Ni ta jeunesse, ni ta beauté, ni rien de ce qui a touché le coeur de Vénus ne touche les lions ni les sangliers aux rudes soies, les yeux ni le coeur des bêtes féroces. Les sangliers impétueux portent la foudre dans leurs défenses recourbées. Les fauves lions sont de rudes assaillants et rien ne résiste à leur colère. C'est une race que je hais. » Comme Adonis lui demandait pourquoi : « Je te le dirai, répond-elle, et tu admireras le prodige qui châtia une faute déjà ancienne. Mais cette besogne dont je n'ai pas l'habitude m'a fatiguée, et voici qu'opportunément un peuplier nous offre son ombrage accueillant et le gazon une couche ; j'ai envie de m'y reposer en ta compagnie. » Et elle se coucha sur le sol, pesant de tout le poids de son corps sur l'herbe et sur Adonis ; alors, la tête posée sur le sein du jeune homme étendu, elle parle en ces termes, entrecoupant son récit de ses baisers.
(v.560) « Peut-être as-tu entendu parler d'une jeune fille qui, luttant à la course, surpassait en rapidité les hommes. Le bruit qui s'en était répandu n'était pas une fable : elle les surpassait, en effet. Et l'on n'aurait pu décider si c'était par son étonnante vitesse ou par la perfection de sa beauté qu'elle emportait. Comme elle consultait un jour l'oracle sur l'époux qu'elle aurait : « D'époux, dit le dieu, il n'est nul besoin pour toi, Atalante. Garde-toi de prendre un époux. Tu n'y échapperas pas cependant, et, vivante, tu seras réduite à n'être plus toi-même. » Terrifiée par la prédiction du dieu, elle va vivre, rebelle à toute union, dans les épaisses forêts et met en déroute avec emportement la foule des prétendants qui la pressent en leur imposant cette condition : « Nul ne me possédera, dit-elle, s'il ne m'a d'abord vaincue à la course. Luttez de vitesse avec moi : le plus rapide, pour récompense, aura ma main et ma couche ; ceux qui resteront en arrière n'y gagneront que de mourir. Telle est la loi de la lutte. « Atalante se montrait impitoyable, mais - tel est le pouvoir de la beauté - une foule de prétendants prêts au risque vint se soumettre à cette condition. Hippomène (3) avait pris place comme spectateur de cette course aux chances inégales : « Est-il possible que l'on coure de si grands dangers pour conquérir une épouse? » avait-il dit, et il avait condamné l'excès de la passion des jeunes gens. Mais, quand il vit le visage d'Atalante et, lorsqu'elle eut quitté ses voiles, son corps aussi beau que le mien ou que serait le tien, si tu devenais femme, il fut frappé de stupeur et, levant les mains : « Pardonnez moi, dit-il, vous que je viens de blâmer. La récompense que vous pouviez briguer ne m'était pas encore connue. » En louant Atalante, il s'enflamme pour elle ; il souhaite qu'aucun des jeunes hommes ne soit plus rapide qu'elle à la course, et la jalousie lui inspire des craintes : « Mais pourquoi laisser sans en courir aussi la chance se disputer cette lutte? se dit-il. La divinité même est favorable aux audacieux. » Tandis qu'Hippomène fait en soi ces réflexions, la jeune fille vole au but d'un pas ailé. Et, bien que le jeune Aonien ne pût pas mieux suivre des yeux sa course que le vol d'une flèche Scythe, cependant il admire davantage encore sa beauté : c'est la course même qui la rend belle ; la brise ramène, après les avoir écartés de ses pieds rapides, les rubans flottants de ses sandales ; sur ses épaules d'ivoire voltigent ses cheveux et, au-dessous de ses jarrets, les bandelettes brodées qu'elle porte aux genoux. La blancheur de son teint virginal s'était colorée de rose, tout de meme qu'un velum de pourpre tendu sur le marbre blanc d'un atrium y colore l'ombre d'une nuance empruntée. Tandis que l'étranger note tous ces détails, la dernière borne a été franchie à la course et Atalante victorieuse ceint sa tête d'une couronne de fête. Les vaincus gémissent et subissent la peine convenue.
(v.600) « Cependant, le jeune homme, sans se laisser détourner de son projet par la crainte qu'inspire leur sort, se dressa au milieu de l'assemblée et, le regard fixé sur la jeune fille : « Pourquoi cherches-tu un facile titre de gloire en triomphant de rivaux incapables de résistance? Mesure-toi avec moi, dit-il. Ou bien la fortune me donnera l'avantage : dans ce cas, tu ne pourras t'indigner d'être vaincue par un pareil adversaire. Mon père est, en effet, Mégareus, roi d'Onchestus ; il a pour aïeul Neptune, je suis l'arrière-petit-fils de roi des eaux. Et ma valeur ne le cède pas à ma naissance. Ou bien je serai vaincue, et, à la défaite d'Hippomène, tu gagneras une immense et éternelle renommée. » Tandis qu'il parle ainsi, la fille de Schoeneus le regarde d'un oeil plein de douceur et se demande si elle préfère avoir le dessous ou vaincre. Puis : « Quel dieu ennemi des beaux jeunes hommes, dit-elle, veut la perte de celui-ci et le pousse, risquant une vie précieuse, à rechercher cette union avec moi? Je ne vaux pas, à mon sens, un pareil prix. Ce n'est pas sa beauté qui me touche, - je pourrais cependant me laisser aussi toucher par elle, - mais c'est qu'il est encore un enfant. Ce n'est pas lui qui m'émeut, c'est son âge. Et que dire de son âme courageuse et inaccessible à la crainte de la mort? Que dire de ce qu'il compte, à la quatrième génération, comme descendant du dieu des mers? Que dire de son amour, de ce qu'il attache un tel prix au bonheur d'être mon époux, qu'il préférerait mourir si un sort cruel devait me refuser à lui? Il en est encore temps, étranger : pars, renonce à une couche arrosée de sang. La cruauté préside à mon hymen. Il n'est pas de femme qui refuse de t'épouser, et tu peux être l'objet des voeux d'une jeune fille pleine de raison. Mais pourquoi m'intéresser à toi, quand j'ai causé la mort de tant d'autres? A lui de voir ce qu'il doit faire: Qu'il meure, puisque le massacre de tant de prétendants ne lui a pas ouvert les yeux et qu'il tient si peu à la vie. Il périra donc pour avoir voulu vivre avec moi? Il subira une mort injuste comme prix de son amour? Ma victoire ne sera pas de celles qui inspirent la jalousie. Mais ce n'est pas moi qu'il faut en accuser. Plût aux dieux que tu fusses tenté de renoncer, ou, puisque la folie t'égare, plût aux dieux que tu fusses le plus rapide! Mais quelle expression virginale sur son visage d'enfant! Ah! Malheureux Hippomène, je voudrais que tu ne m'eusses jamais vue! Tu méritais de vivre. Si j'étais plus heureuse, si le destin cruel ne s'opposait à mon mariage, tu étais le seul avec qui je voudrais partager ma couche. » Elle dit, et, dans son inexpérience, pour la première fois touchée par le désir, ignorant ce qu'elle fait, elle aime et ne comprend pas qu'elle aime.
(v.638) « Déjà peuple et noblesse réclament la course accoutumée ; alors le descendant de Neptune, Hippomène, m'invoque d'une voix inquiète : « Puisse la déesse de Cythère, je l'en supplie, m'accorder son assistance pour ce que j'ose et sa faveur pour les feux qu'elle alluma en moi. » La brise m'apporta de bonne grâce cette prière faite pour me flatter. Et je fus émue, je l'avoue. Je n'avais que bien peu de temps pour aller à son aide. Il est un champ auquel les gens du pays donnent le nom de Tamasus, c'est le plus riche de la terre de Cypre ; leurs ancêtres me l'ont jadis consacré et ont décidé que la propriété en serait attribuée à mes temples. Au milieu du champ resplendit un arbre au fauve feuillage, aux branches toute bruissantes du crépitement de l'or fauve. Venant par hasard de ce lieu, je portais trois pommes d'or que j'y avais cueillies de ma main ; sans pouvoir être vue de personne, sauf de lui, je m'approchai d'Hippomène et lui appris quel usage il devait en faire. Les trompettes avaient donné le signal. Tous deux, penchés en avant, bondissent hors de la barrière et d'un pas agile effleurent la surface du sable. On les croirait capables de raser les flots sans mouiller leurs pieds et de courir, sans les incliner, sur les épis de la moisson blanchissante. L'ardeur du jeune homme redouble aux acclamations favorables des spectateurs qui lui crient : « Voilà, voilà le moment de donner tout ton effort, Hippomène! Plus vite! C'est le moment d'employer toutes tes forces! Ne ralentis pas, tu tiens la victoire! » Je ne sais lequel, du héros fils de Mégareus ou de la fille de Schoeneus, éprouve le plus de joie à ces cris. Oh! que de fois, quand elle pouvait le dépasser, a-t-elle ralenti sa course et a-t-elle, après un long regard, détaché à regret les yeux du visage du jeune homme! Cependant, la bouche desséchée par la fatigue, Hippomène haletait et la borne était loin. Alors, le descendant de Neptune lança enfin l'un des trois fruits de l'arbre. La jeune fille fut frappée d'étonnement ; prise de désir pour la pomme brillante, elle se détourne tout en courant et ramasse le fruit d'or roulant sur le sol. Hippomène la dépasse ; le stade résonne au bruit des applaudissements. Atalante, accélérant sa course, regagne son retard et le temps de son arrêt, et de nouveau laisse le jeune homme en arrière. Retardée une fois de plus par la seconde pomme qu'il a lancée, elle le rejoint encore et le dépasse. Restait la dernière partie de la course. « Assiste-moi, dit-il, c'en est le moment, déesse qui m'as fait ce présent! » Et, sur le côté de la piste, pour retarder davantage le retour d'Atalante, il jeta obliquement, d'un geste plein de jeune vigueur, le fruit d'or brillant. La jeune fille sembla hésiter à l'aller prendre : je l'obligeai à le ramasser ; j'alourdis encore la pomme qu'elle emportait, et je gênai sa course à la fois par le poids de sa charge et par son retard. Enfin, pour que mon récit ne traîne pas plus que la course elle-même, la jeune fille fut distancée ; Hippomène épousa celle qui était le prix de sa victoire.
(v.681) « N'avais-je pas mérité, Adonis, qu'il me rendît grâces et m'apportât l'hommage de son encens? Oublieux de ce qu'il me devait, il ne m'offrit ni actions de grâces ni encens. De la bienveillance je passe alors à une soudaine colère, et, blessée de son dédain, je tiens à éviter par un exemple de m'exposer au mépris dans l'avenir, et je m'exhorte moi-même à me venger des deux époux. Il est un temple que, jadis, à la suite d'un voeu, l'illustre Echion éleva en l'honneur de la Mère des dieux, à l'abri des fourrés épais d'une forêt. Comme ils passaient dans le voisinage, la longueur de la route les invita au repos. Là, Hippomène fut pris d'une intempestive envie de commerce amoureux, excitée en lui par ma volonté divine. Il y avait près du temple un réduit éclairé par une lumière avare, semblable à une grotte, avec un toit de tuf naturel, lieu consacré depuis longtemps par la religion ; le prêtre y avait rassemblé nombre de statues de bois des anciens dieux. Hippomène y pénètre et souille ce sanctuaire en s'y livrant honteusement à un acte interdit. Les images sacrées détournèrent les yeux. La Mère des dieux à la couronne de tours balança si elle plongerait les coupables dans l'onde du Styx. La punition lui parut trop légère. Alors de fauves crinières recouvrent leurs cous, tout à l'heure encore lisses, leurs doigts se recourbent en griffes, de leurs épaules se détachent des pattes d'animal, le poids de leur corps se porte tout entier sur leur poitrine ; d'une queue ils balaient la surface du sable. Leur visage respire la colère ; au lieu de paroles, ils font entendre des grondements ; comme chambres, ils fréquentent les forêts : désormais lions, objets de terreur pour les autres, ils serrent d'une dent docile le mors que leur impose Cybèle. Toi qui m'es cher, évite-les, et avec eux toute l'espèce des bêtes sauvages qui ne tournent pas le dos pour fuir, mais combattent en offrant leur poitrail : je ne veux pas que ton courage nous soit funeste à tous deux. »
(v.708) « Cet avertissement donné, Vénus, avec son attelage de cygnes, prend la route des airs. Mais les avertissements se heurtent au courage d'Adonis. Il se trouva que ses chiens, après avoir, sans se tromper, suivi sa trace, avaient débuché un sanglier de sa bauge ; comme la bête s'apprêtait à sortir de la forêt, le jeune homme, fils de Cinyras, l'avait blessée d'un coup porté dans le flanc. Aussitôt, après s'être, de son boutoir recourbé, débarrassé de l'épieu teint de son sang, le sanglier farouche poursuit le chasseur tremblant et cherchant à se mettre en sûreté ; et, lui plongeant dans l'aine ses défense tout entières, il l'étendit moribond sur le sable fauve. Emportée au milieu des airs sur son char léger, la déesse de Cythère n'était pas encore arrivée en Cypre sur les ailes de ses cygnes ; elle reconnut de loin le gémissement d'Adonis mourant et fit tourner dans cette direction ses blancs oiseaux. Et quand, du haut des airs, elle vit ce corps privé de connaissance, agité de soubresauts dans son propre sang, elle sauta de son char, déchira sa robe sur son sein en même temps qu'elle dénouait ses cheveux, et se frappa la poitrine de ses mains qui lui portaient d'indignes coups. Et, incriminant le destin : « Mais tout ne sera cependant pas justiciable de toi, dit-elle. Il restera toujours, cher Adonis, un souvenir de ma douleur : la représentation renouvelée de ta mort perpétuera le souvenir de mes lamentations par le spectacle qui les rappellera chaque année. Ton sang, du moins, sera changé en une fleur. Eh! quoi, quand tu as permis que fussent transformés jadis les membres d'une femme en menthe parfumée, Perséphone, me verrai-je refuser le droit de métamorphoser le héros fils de Cinyras? » Ayant ainsi parlé, elle arrose de nectar odorant le sang qui, à ce contact, bouillonna, comme font les bulles transparentes montant des eaux jaunes d'un bourbier. Et, dans un délai qui n'excéda pas une heure entière, de ce sang naquit une fleur de même couleur, telle qu'en portent les grenadiers qui dissimulent leur graine sous une souple écorce. Cependant, l'usage qu'on en peut faire est court, car, elle tient mal à sa tige et, comme sa trop grande légèreté la rend fragile, elle est arrachée par le souffle de ces mêmes vents qui lui donnent son nom.
(3) = Voir généalogie d'Hippomène un peu plus bas.