(v.1) Tandis que par de tels récits inspirés par le chantre de Thrace entraîne à sa suite les forêts, les animaux sauvages, les rochers, voici que les femmes des Cicones, la poitrine couverte, dans leur délire, de peaux de bêtes, du haut d'un tertre aperçoivent Orphée accompagnant son chant sur sa lyre dont il frappe les cordes. L'une d'elles, agitant sa chevelure dans l'air léger : « Le voilà, dit-elle, le voilà : c'est l'homme qui nous méprise ; » et elle lança sa lance contre la bouche aux doux sons du chantre aimé d'Apollon ; mais la pointe garnie de feuilles n'y laissa que sa marque, sans faire de blessure. Une autre, pour projectile, prend une pierre qui, une fois lancée, fut, dans l'air même, arrêtée par l'harmonieux concert de la voix et de la lyre et vint, comme suppliant qu'il lui pardonnât sa folle tentative, tomber aux pieds d'Orphée. Cependant, les attaques se multiplient avec une audace qui ne connut bientôt plus de bornes : Erinys règne dans toute son aveugle fureur. Tous les projectiles auraient pourtant été rendus inoffensifs par le chant d'Orphée ; mais l'immense clameur, la flûte de Bérécynthe au pavillon coudé, les tambourins, les battements de mains, les hurlements des Bacchantes, couvrirent le son de la cithare. Alors enfin les rochers se rougirent du sang du chantre qu'ils n'entendaient plus.
(v.20) Tout d'abord ce fut sur les oiseaux innombrables, les serpents, le troupeau des bêtes sauvages, que retenait jusqu'à ce moment encore, frappés d'admiration, la voix du chanteur, que les Ménades s'acharnèrent, car ils attestaient le triomphe remporté par Orphée. Puis, les mains ensanglantées, elles se tournent contre Orphée lui-même et se rassemblent, comme les oiseaux s'ils voient s'aventurer en plein jour l'oiseau de nuit, et comme, dans l'amphithéâtre, autour du cerf condamné à périr, au matin, dans l'arène, les chiens dont il est la proie ; elles fondent sur le chantre inspiré, lui jettent leurs thyrses garnis de feuilles vertes et faits pour un tout autre usage ; les unes brandissent contre lui des mottes de terre, d'autres des branches arrachées à un arbre, quelques-unes des pierres. Et, pour que les armes ne fissent pas défaut à leur fureur, il se trouva que des bœufs retournaient la terre sous l'effort de la charrue et que, non loin de là, préparant la récolte à force de sueurs des paysans aux bras vigoureux creusaient le sol dur de leurs champs. A la vue de la troupe des Ménades, ils s'enfuient et abandonnent leurs instruments de travail. A travers les champs désertés gisent en désordre ça et là sarcloirs, lourdes herses, longs hoyaux. Après s'en être emparées, après avoir mis en pièce les bœufs qui les menaçaient de leurs cornes, les Ménades forcenées reviennent en courant consommer la perte du chantre divin. Il tend les mains, il prononce des mots pour la première fois, à cette heure, sans effet, sa voix n'éveille plus d'émotion ; ces femmes sacrilèges l'achèvent. Et par cette bouche, hélas! ô Jupiter, qu'avaient écoutée les rochers et comprise les bêtes sauvages, son âme s'exhala et fut emportée par les vents.
(v.44) Tu fus, Orphée, pleuré par les oiseaux affligés, par la troupe des bêtes sauvages, par les durs rochers, par les forêts qu'entraînèrent souvent tes chants. Laissant choir ses feuilles, l'arbre, la tête rase, prit ton deuil ; les fleuves aussi, dit-on, furent grossis de leurs propres larmes ; les Naïades et les Dryades prirent des voiles assombris de noir et laissèrent épars leurs cheveux. Les membres d'Orphée gisent dispersés. Tu reçois sa tête, ô Hèbre, et sa lyre; et - prodige! - tandis qu'elle est emportée au milieu de ton fleuve, cette lyre plaintivement fait entendre je ne sais quels reproches, plaintivement la langue privée de sentiment murmure, plaintivement répondent les rives. Et maintenant emportés à la mer, ces restes abandonnent le fleuve de leur patrie et prennent possession du rivage de Méthymne, à Lesbos. Là, un affreux serpent veut s'en prendre à ce visage exposé à découvert sur une plage étrangère, à ces cheveux couverts des gouttelettes de la rosée marine. Enfin Phoebus survient. Il écarte le reptile qui se préparait à mordre et convertit en pierre sa gueule grande ouverte, durcissant, tel qu'il se trouvait, l'écartement béant des mâchoires. L'ombre d'Orphée descend sous la terre ; les lieux qu'il avait vus auparavant, il les reconnaît tous ; il parcourt, en quête d'Eurydice, les champs réservés aux âmes pieuses, il la trouve, il la serre passionnément dans ses bras. Là, tantôt ils errent tous les deux, réglant leur pas l'un sur l'autre, tantôt elle le précède et il la suit, tantôt, marchant le premier, il la devance ; et Orphée, en toute sécurité, se retourne pour regarder son Eurydice :
(v.67) Cependant, Lyaeus ne permet pas que ce crime reste impuni. Affligé de la perte du chantre de ses mystères, sans retard, dans les forêts, il attacha au sol par de tortueuses racines toutes les femmes Edoniennes qui avaient assisté à l'attentat sacrilège. Allongeant, en effet, les doigts de leurs pieds à la place même jusqu'où chacune avait poussé sa poursuite, il en fit pénétrer les extrémités en pleine terre. Et comme l'oiseau, quand il a engagé sa patte dans les lacs habilement dissimulés par l'oiseleur et qu'il s'est senti pris, bat des ailes, et par mouvements désordonnés resserre les liens, de même, à mesure que l'une d'elles se trouvait fixée au sol sans pouvoir s'en détacher, éperdue elle tentait vainement de fuir ; mais une souple racine la retient, arrête ses bonds. Et, quand elle cherche où sont ses doigts, où son pied et ses ongles, elle voit le bois monter autour de ses chevilles rondes. Et, si elle essaie de manifester sa douleur en se frappant la cuisse de la main, c'est du bois qu'elle heurte. Sa poitrine devient du bois, de bois sont ses épaules ; on pourrait aussi prendre les bras qu'elle allonge pour de véritables branches, et l'on ne se tromperait pas en le pensant.